Serge Coosemans

L’AirSpace, ce nouveau concept « courant d’air »

Serge Coosemans Chroniqueur

Selon le webzine The Verge, une partie de l’élite digitale vit dans l’AirSpace, un monde qui serait en partie façonné par les applications, la connectivité et un conformisme très Silicon Valley. « Les digital-branleurs feraient bien de lire un peu des livres avant de l’ouvrir », répond Serge Coosemans. Pop-culture, carambolages, littérature et tourisme destructeur d’ambiance, c’est le Crash Test S02E03.

Dans un article assez intéressant mais dont j’ai décidé de ne retenir que les grosses couillonnades publié il y a quelques semaines sur The Verge, Igor Schwarzmann, un consultant berlinois qui s’occupe de la stratégie digitale de très grosses boîtes internationales, dit s’être rendu compte qu’où qu’il aille dans le monde, tous les endroits où se détendre se ressemblent. Que cela soit à Odessa, Pékin, Los Angeles ou Séoul, après avoir cherché sur Foursquare un établissement où boire un caoua correct, Schwarzmann se retrouve automatiquement dans un coffee shop avec des tables en bois à peine traité, des murs aux briques apparentes et des grosses ampoules nues qui pendouillent du plafond. Ce ne sont pas des établissements génériques représentant des grosses chaînes, comme Starbucks ou Costa, constate le Berlinois, mais bien des petits indépendants qui ont tous succombé à la même esthétique faussement artisanale, faussement conviviale, faussement « authentique ». A partir de ce témoignage, The Verge élabore quant à lui une petite théorie sociale et invente un néologisme.

La théorie: les applications pour smartphones et les réseaux sociaux ne changent pas que notre façon de penser et de consommer mais aussi le monde physique, les villes, comment on y vit, ce qu’on y trouve, les commerces qui y décollent ou non, la décoration de ces mêmes commerces. Quelques exemples: une application comme Waze, qui donne des conseils de trafic routier en temps réel détourne les bagnoles des embouteillages habituels de Los Angeles pour les faire traverser des quartiers calmes de la ville. Sauf que depuis que Waze cartonne, ces mêmes quartiers sont désormais eux-mêmes embouteillés. Airbnb parachute des groupes de touristes internationaux dans des communautés résidentielles, ce qui peut influencer le type de nouveaux commerces qui s’y installent ou même les rapports de voisinage. Foursquare envoie partout dans le monde des businessmen internationaux dans le même type de cafés, de restaurants et d’hôtels. Ses algorithmes ont décidé que c’étaient là des établissements susceptibles de plaire à cette clientèle, peu importe que cela les fasse vivre dans une bulle coupée du reste de la ville, loin des particularismes locaux et des possibilités d’émerveillements. Ce qui nous mène au néologisme: pour The Verge, cette géographie étrange et « nouvelle » porte désormais un nom. C’est l’AirSpace, « le domaine des coffee shops, des bars, des bureaux de start-ups, des espaces de co-working », ainsi que « du mobilier minimaliste, des bières artisanales et du bois de récupération ». « Il est possible de voyager partout dans le monde sans ne jamais quitter l’AirSpace », avance The Verge, et c’est ce que font précisément certains businessmen internationaux et certains nomades digitaux à la carte de crédit bien chargée.

Ouais mais non

Ce qui est amusant avec ce genre d’articles et de concepts, c’est que chacun peut y projeter ses propres fantasmes, ses propres angoisses, les critiquer pour ses propres raisons. Chaque interprétation est valable, recevable. Suite à cette lecture, vous pouvez pleurnicher que le monde devient aseptisé et conformiste ou grogner que ce n’est là qu’une vision bourgeoise, qui ne concerne qu’une élite, puisqu’une majorité des 7 milliards d’individus vivant sur cette planète n’a pas et n’aura jamais son rond de serviette dans ce foutu AirSpace. Moi, c’est encore autre chose: ayant désormais atteint un niveau olympique en matière de détestation et de foutage de poire des digital-branleurs, je me gausse de cette capacité qu’ont les entrepreneurs de start-ups, les vendeurs d’applications, les journalistes tech et les geeks qui les admirent de tenter de nous faire croire qu’avant l’invention d’Internet, les gens vivaient dans des grottes, ne parlaient qu’à leurs voisins, ne voyageaient jamais plus loin que Torremolinos et mouraient de vieillesse à 35 ans.

L’AirSpace, l’uniformisation de l’espace urbain et du mobilier d’intérieur, penser que les villes ressemblent de plus en plus aux infrastructures aéroportuaires et hôtelières, on ne peut en effet absolument pas avancer que cela soit une idée neuve, encore moins prétendre que cela n’existait pas avant l’utilisation des réseaux sociaux et que ceux-ci en sont éventuellement la cause. Qu’est-ce en effet que ce putain d’AirSpace sinon plus ou moins ce qui étouffait déjà Joris-Karl Huysmans dans À rebours, George Perec dans Les Choses et Henry Miller dans le Cauchemar climatisé? Il y a aussi 40 ans de science-fiction ballardienne qui chicanent ça et si on enlève les meurtres, la finance et les putes, c’est également le décor d’American Psycho. Ainsi que le fonds de commerce de Iain Sinclair et de ses camarades psychogéographes. Ou même de James Bond, qui fréquente le même luxe générique et assez aliénant où qu’il se trouve en mission.

Pourtant, pour qu’un digital-branleur percute l’idée que le monde s’uniformise, il faut donc d’abord que Foursquare lui pousse le popotin dans deux bistrots distants de 6000 bornes où il boira le même café à la con servi par le même genre de grognasse hautaine et tatouée et cela dans le même genre de décor de start-up berlinoise où s’asseoir sur des pallettes transformées en chaises de nature à réduire les coccyx en semoule. En fait, c’est aussi tragique que marrant ce qui se passe là parce que c’est exactement ce qui s’est déjà passé avec les gens qui se plaignaient de ne rien voir d’un pays alors qu’ils passaient le nez dans Le Guide du Routard durant toutes leurs vacances et étaient donc plutôt dirigés vers des hôtels de peigne-culs, des gargottes surévaluées et des attractions à l’authenticité inventée par les offices de tourisme locaux pour attirer le chaland dans des endroits sinon sinistres et déserts. On sait ce qu’il en est advenu, de ceux-là: leur vision du tourisme, leur demande chouineuse de pittoresque ainsi que leur prétentieux refus de suivre la masse ont réellement changé des villes qui n’avaient qu’un ou deux quartiers touristiques et se sont vues transformées, souvent au détriment des habitants, en parcs d’attractions et de loisirs géants ; histoire de satisfaire toutes les clientèles de passage, de la plus beauf à la plus huppée. Or, comme Foursquare, TripAdvisor et autres apps du genre ne sont jamais que des versions modernes de ces guides touristiques aux mauvaises idées contagieuses et aux effets pervers destructeurs de bonnes ambiances, gageons que lorsqu’elles-mêmes passeront de mode et que leurs utilisateurs les plus assidus décideront de délaisser leurs coffee-shops surfaits pour chercher l’authenticité chez les ploucs ou dans les endroits jusqu’ici préservés, hé bien… Ca ne sera peut-être pas vraiment la fin mais très certainement le fin du fin. Coupe-faim, en tous cas.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content