L’édito : Les vieux fourneaux

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Scène de la vie ordinaire au cours d’un banal déplacement en voiture. À l’arrière, le fiston de 15 ans poursuit son génocide de bots sur son téléphone. Dans ces moments-là, en général, on l’a perdu jusqu’au niveau suivant du jeu -pas sûr qu’il se rendrait compte si notre carrosse commençait à faire des tonneaux sur le bas-côté. À la radio, Bruzz déroule son impeccable playlist. Tiens, justement, cette intro a un petit air de déjà-entendu. Aucun doute, la chanson traîne quelque part dans un tiroir. Mais pas dans cette version lente, crépusculaire, quasi sous Xanax.

Cela s’agite subitement sur la banquette arrière. Et contre toute attente, l’ado revient sur Terre, lève les yeux et lance, avec une pointe d’ironie: “On dirait la chanson de Kate Bush, mais au ralenti.” Bon sang mais c’est bien sûr! La voix nasillarde qui se pose sur la mélodie synthétique pour nous raconter l’incompatibilité homme-femme et supplier chacun de se glisser dans la peau de l’autre trahit immédiatement l’auteur de cette cover neurasthénique du tube planétaire de la star anglaise: Placebo. “C’est nul, je préfère cent fois l’original”, conclut le rejeton avec son sens habituel de la nuance. “Ah bon, tu connais Kate Bush?”, fait-on mine de s’étonner tout en sachant pertinemment que la série Stranger Things a remis Running Up That Hill sur orbite, et plutôt deux fois qu’une. “Ben oui, on l’entend partout. C’est le nouveau son du moment.

Le nouveau son du moment”… Pour le vieux que je suis, cette scie eigthies réveille des souvenirs douloureusement sensuels de boums torrides et d’apocalypses hormonales. Mais pour le digne représentant de la génération Z que je trimballe, ce sabbat pop cryptique est “vierge” de toute connotation politique et émotionnelle. Aucune trace de nostalgie, aucun image de corps en fusion dans un garage transformé en club berlinois, même par procuration. Dans son esprit, c’est juste un “nouveau son” qui déchire par sa puissance mélancolique, propulsé par une série cool.

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Cette scène en percute involontairement une autre, vécue quelques jours plus tôt dans un cinéma. Au milieu des bandes-annonces, un trailer attire mon attention. Sur les images aux couleurs un peu délavées, trois enfants livrés à eux-mêmes tentent de survivre dans un appartement de Tokyo. Une lampe s’allume immédiatement dans le grenier. Je connais ce film. On dirait Nobody Knows. Impression confirmée à la fin de la séquence. Bizarre, ça n’avait pas l’air d’être un remake. On apprendra plus tard que le chef-d’œuvre de Kore-eda fait l’objet d’une ressortie en salle dans une version remasterisée. Bonne idée. Mais pourquoi ne pas avoir fait mention de ce léger détail: le film n’est pas nouveau, il date de 2004? On voudrait nous faire croire le contraire qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Et dans un sens, pour les jeunes générations qui vivent dans leur bulle digitale, prisonnières d’un présent perpétuel, c’est comme si le film n’avait jamais existé.

Voilà qui expliquerait l’inflation actuelle de reprises, tous genres confondus. Y compris de curiosités comme Le Trésor des îles Chiennes de F.J. Ossang, sorti en 1990 et remis au goût du jour dans les salles françaises. Certains journaux consacrent même une rubrique à ces pépites reconditionnées et remises en vitrine comme si de rien n’était. On ne parie plus seulement sur la nostalgie mais aussi sur l’amnésie. Les boomers versent une larme sur les cendres de leur jeunesse, les minots qui pensent que les iPhone ont toujours existé se persuadent d’avoir découvert du pétrole. Ça passe d’autant plus crème qu’un relifting digital suffit à renforcer l’illusion de la nouveauté. Comme quand Abba renaît sur scène par la magie de l’hologramme. Ou que Tom Cruise refait son numéro dans Top Gun.

Dans la matrice digitale, la linéarité du temps s’efface au profit d’une conception dilatée de l’espace-temps. De quoi faire émerger une nouvelle économie de la culture, moins basée sur l’innovation que sur le recyclage. Dans ce nouvel écosystème qui fonctionne comme une usine de retraitement des fantasmes, le passé a de l’avenir. “Papa, qu’est-ce que tu fabriques? On est arrivés, là!

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