Ô Drive! Ô Désespoir!

L’humidité rendait la position inconfortable, mais le tireur débutant que j’étais avait besoin d’un appui et d’un bon angle de tir. Le sommet de cette butte artificielle était le meilleur endroit. Forcément. Pour m’en assurer, j’étais venu la semaine précédente avec un télémètre laser de marque allemande emprunté au frère de Muriel. Pile de cet endroit à la porte de Pierre Potz, il y avait 56 mètres et aucun obstacle entre ici et là. Pas d’arbre, pas de maison, juste une route séparant le luxueux lotissement des terrains accidentés de l’ancienne teinturerie où j’étais. Ce soir, la pluie et l’arme tenue à bout de bras avaient compliqué l’ascension, mais une fois en haut, sans un regard pour ma voiture laissée en contrebas, je m’étais allongé. Face à moi, la façade de la maison de Pierre Potz. Les quatre marches menant à la porte et les lumières témoignant de la présence du propriétaire. Celui qui sortirait son chien aux alentours de 22 heures. Celui que j’allais tuer d’une balle de 7,62. Point final de multiples pensées. Les premières datant du jour où Muriel était rentrée, épuisée par l’accélération des cadences imposées par ce Pierre Potz récemment promu directeur de ce foutu Drive dans lequel elle travaillait:

 » Son objectif est d’écraser la concurrence. Pour y arriver, les commandes doivent désormais être préparées en moins de deux minutes. Si on dépasse ce temps, une sonnerie retentit dans l’entrepôt et, sur l’écran central, s’affiche le nom des retardataires. C’est dingue, merde! On n’est plus au temps des galères! Certes, les consommateurs ont des droits, mais on va aussi faire entendre les nôtres!« , avait-elle ajouté en levant le poing.

Sa remarque nous avait fait rire, mais un mois plus tard, je n’avais pas ri quand Muriel m’avait annoncé que sa copine Cécile avait été virée dans l’après-midi pour avoir raté deux commandes. Son T.P. (terminal personnel) accroché à son poignet était en panne, mais Pierre Potz avait prétendu qu’elle l’avait saboté. Toujours ce Pierre Potz. Oiseau de malheur qui planait désormais sur toutes nos conversations.

 » Tu devrais te tirer de là, avais-je prévenu Muriel . Ça vaut pas le coup que tu y laisses ta santé, on se débrouillera avec ce que je gagne. Ce type est dangereux, j’ai un mauvais pressentiment. »

Muriel avait haussé les épaules, navrée par ma condescendance:

 » Tu veux que je mette genou à terre? Sans combattre? Rassure-toi, on prépare une action! Samedi après-midi, on se met tous en grève sans préavis! Ils seront bien obligés de nous écouter! »

Sauf que le samedi en question, à l’heure du rush, les autres s’étaient dégonflés.

 » Suis pas suicidaire, j’aillais pas y aller toute seule« , avait conclu Muriel, dépitée.

Au moins aussi contrarié et, surtout, très remonté, enragé presque, j’avais rappelé à Muriel qu’à des époques plus radicales, plus combatives, des ordures comme ce Pierre Potz se faisaient descendre. Une balle dans le buffet. Proprement liquidé. Out.

Au lieu de me répondre, Muriel avait levé les yeux au ciel. Comme si mon avis ne comptait pas. Un jugement qui avait blessé mon orgueil et attisé suffisamment de conscience politique pour me décider à régler la question comme tant d’autres l’avaient fait avant moi. Avec panache et autorité. La suite avait été d’une facilité déconcertante. Y compris pour acheter cette arme dans l’arrière salle d’un bistrot mal fréquenté. La preuve.  » Zastava M 70, très fiable« , m’avait dit le vieux Serbe, les yeux pleins de nostalgie. Le destin semblait être de mon côté.

Cela aurait même pu être un sans-faute, si je n’avais pas raté ma cible. Appuyant sur la détente à 22 heures 17, au lieu de dégommer le tyran, c’est le chien qui avait pris la décharge. Raide mort. Alors que je retenais ma respiration pour un deuxième tir, trois policiers s’étaient jetés sur moi en hurlant qu’ils surveillaient la zone depuis qu’un voisin leur avait signalé que la maison d’en face avait été visée par un laser. Surpris, j’avais machinalement fait pivoter mon arme. La réplique avait été immédiate: comme à l’entraînement, le flic le plus proche avait sorti son Glock de service et appuyé sur la détente. La balle de 9 mm propulsée à 400 m/seconde avait pulvérisé mon bras droit, traversé l’aorte et mon poumon gauche de haut en bas. Bizarement, m’était alors revenue la voix de Muriel me demandant ce matin si j’avais un truc prévu dans la journée.  » Nada« , lui avais-je répondu. On souriait tous les deux.

Chaque semaine, un auteur de la Série Noire de Gallimard rend hommage à l’univers de Jean-Patrick Manchette avec une nouvelle originale illustrée par Alex W. Inker.

Ô Drive! Ô Désespoir!

Pascale Fonteneau

Pascale Fonteneau est née en Bretagne dans les années 60, mais s’est installée à Bruxelles dès 1971. Autrice de nombreux romans policiers et jeunesse, elle a publié cinq polars à La Série Noire dont États de lame ou La Vanité des pions. Dernier livre paru: Carnaval à Bruxelles (Souris Noire/Syros).

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