Nouvelles mythologies: après les selfies, les dronies, déchets visuels de petites tranches de vie formatée

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Véronique Bergen
Véronique Bergen Philosophe

Chaque semaine, un penseur met à jour les Mythologies chères à Roland Barthes. Cette semaine, Véronique Bergen, philosophe, romancière, poète, aborde le selfie.

Véronique Bergen. Philosophe, romancière, poète, Véronique Bergen a entre autres publié Résistances philosophiques, Le Corps glorieux de la top-modèle, Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent et Marilyn, naissance année zéro. À paraître: Le Cri de la poupée (aux éditions Al Dante) et Comprendre Sartre (aux éditions Max Milo).

A border le phénomène planétaire du selfie passe moins par la question du narcissisme que par ce que Marie-José Mondzain nomme « l’iconocratie »: le gouvernement par les images. Par la mise en visibilité publique de faits et gestes inhérents au domaine privé, le selfie traduit une tendance dominante de la vie sociale actuelle: l’érosion de la frontière entre privé et public. L’acte de se photographier importe moins que sa diffusion immédiate sur le Net.

Spectateur de sa propre vie, le selfieur livre des fragments de son existence sur les réseaux sociaux. Mort, enterrement, naissance, sexe, défonce… Aucune situation n’échappe à l’ogre selfie. Au travers de ce culte de l’instant se lit la revendication d’un Big Brother implanté dans le cortex. La prolifération de flux de selfies délivre des images sans punctum (Barthes), sans point de crise où s’engouffre l’événement. Nous avons affaire à des images passées au-delà d’elles-mêmes sous l’effet de leur expansion illimitée.

Ce que M-J Mondzain appelle iconocratie désigne notre relation actuelle à l’image, placée sous le signe d’une dictature du visible. L’infantilisation (requise par le consumérisme, explosant dans l’egoportrait) alimente l’iconocratie. Est-ce d’avoir partiellement échoué que le stade du miroir théorisé par Lacan, au lieu de s’acter dans la petite enfance, s’éternise tout au long de l’existence au fil d’une création continuée de soi?

Les images lobotomifères prises dans un flux qui les annule, loin d’oeuvrer à la construction des sujets, les plongent dans un ersatz de lien social. Instrument d’assujettissement, le selfie met à mort l’ombre, la nuit, l’invisible. Plus qu’une iconophilie, il s’agit d’une iconolâtrie sans dieu, nouvelle religiosité sans religion.

Se définissant par la médiation entre soi et le monde, soi et les autres, le selfie induit la perte d’un rapport aux choses, au corps, au sensible, une mise à distance de l’expérience que filtre le prisme de la technique. Le selfie est l’anti-Visage de Lévinas. Faisant l’impasse sur la rencontre de l’altérité, il participe au branchement d’un post-ego virtuel, pixellisé avec des simulacres d’autrui, d’événements.

Le corollaire du règne de l’image est l’érosion du verbe, la tombée en absence de la parole, de l’écriture. Il n’y a pas d’empire de l’iconique (exsangue d’être pléthorique) sans détrônement du texte, sans écrasement du dicible. On lit un choix de société, des gouvernants dans cette volonté de rendre hégémonique le monde Disneyland des selfies: le degré zéro de la pensée, l’agonie de l’esprit critique, de la subversion, sont la contrepartie du règne des selfies.

Faux happening visuel sans invention de soi, du monde, le selfie concourt à l’imposition d’une norme, d’un comportement consensuel sous le joug d’un visible hémophile et monotone où les images saturent la perception au lieu d’éveiller le champ du désir, de la pensée et de l’action.

Au travers de ce culte de l’instant se lit la revendication d’un Big Brother implantu0026#xE9; dans le cortex.

Phénomène métastasique, l’expansion inflationniste de l’image est l’emblème et le pivot du consumérisme. La généralisation de l’image dissout et le réel et l’image elle-même.

On assiste à un retrait de la pensée qui s’éteint dans l’image. Il ne s’agit pas d’intenter un procès aux selfies. Ceux-ci ne causent pas la défection de la pensée mais en sont une des manifestations. Aucune complainte nostalgique, aucun passéisme mais un appel à la vigilance. Il n’y a pas à déplorer le règne du simulacre mais à agir afin d’être les acteurs et non les spectateurs passifs, dociles de ce qu’on nous impose, afin de refuser les valences asservissantes du selfie et d’explorer des créations émancipatrices en lieu et place de gadgets bien lisses.

En réaction à l’iconolâtrie, il serait stérile, dévastateur de céder à la tentation de bifurquer vers l’autre pôle, celui de l’iconoclastie. Dans la querelle néo-byzantine actuelle, le Tout-image des sociétés occidentales néolibérales et le Sans-image de certains fanatismes idéologico-religieux forment les deux faces d’une même médaille, deux expressions de la démesure. Par la vertu du paradoxe, le Tout-image qui nous régit s’abîme dans le non-image. Amputés des puissances de pensée de l’image, de ses effets de transformation du monde, au service d’une uniformisation des consciences, les selfies ont cessé d’être des images.

Pseudo-mythe des plus transitoires, apôtre du banal, le selfie est déjà détrôné aux États-Unis par son avatar, les dronies. Autoportraits pris à partir de petits drones, les dronies ont, comme leurs ancêtres, franchi le registre de l’image, traversé le miroir, pour n’être que des déchets visuels des plus convenus de petites tranches de vie formatée.

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