Smart curation: que font les festivals des data pour dresser leur programmation?

Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Chiffres du streaming, nombre de vues YouTube et d’amis Facebook… Jusqu’à quel point les statistiques interviennent-elles dans la programmation des festivals? Comment s’immiscent-elles dans les négociations? Le tour de la question.

Les mathématiques et l’exploitation des données chiffrées sont devenues primordiales dans notre monde moderne obnubilé par l’efficacité, le profit et la rentabilité. Elles se sont même mises à guider nos choix plus que la raison. Aucun domaine n’est épargné. C’est vrai dans le monde du football où Matthew Benham, ancien étudiant en physique, ex-employé d’un fond de pension de la City et créateur de Smartodds (une entreprise de données statistiques dans l’univers des paris), a appliqué avec succès ses algorithmes aux clubs de Brentford en Angleterre et de Midtjylland au Danemark. C’est aussi le cas dans le monde de la musique en général et le milieu des festivals en particulier.

« L’exploitation des données, aujourd’hui, c’est l’une des clés, acquiesce Alex Stevens, programmateur de Dour. Les agents les utilisent beaucoup lors des négociations. Ils brandissent des chiffres. Te disent combien de fois leurs artistes ont été shazamés ou streamés sur un territoire. Ils utilisent forcément des éléments en leur possession. Mais quand tu vends une maison, tu insistes sur le fait que le jardin est beau, que le salon est grand, que la cuisine est bien équipée… Il est donc plutôt utile pour nous de posséder nos propres données. Histoire de ne pas devoir entièrement nous fier à celles du fournisseur. »

« J’imagine que certaines sociétés se chargent de collecter ce genre d’informations. Mais nous, on fait tout nous-mêmes, raconte Fabrice Lamproye, des Ardentes. Les agents et autres intermédiaires qui veulent te vendre des artistes se servent de ce genre d’arguments. Ils viennent directement avec des chiffres. Mais toi derrière, il te reste un travail de vérification à effectuer. Faut recouper tout ça avec la salle où le groupe a joué pendant l’année ou encore le prix du ticket… Le nombre de vues sur YouTube est un argument de vente que tout le monde met sur le tapis et justifie parfois des demandes de cachets ahurissantes. »

Lire entre les lignes

Toutefois, les chiffres ne parlent pas d’eux-mêmes. Il faut ensuite savoir lire entre les lignes. Les interpréter, les décoder, les tempérer… « En tant que tels, ils ne t’offrent aucune garantie en termes de vente de tickets, reprend Stevens. Certains groupes peuvent sortir un tube, avoir une vidéo avec des millions de vues sur la toile sans pour autant que les gens veuillent les voir en concert. Il y a plein de données à recouper. Il faut par exemple identifier dans ce nombre les gens qui consomment de la musique live, ceux qui vont en concerts, se déplacent en festival. Lire les données est devenu un véritable enjeu. »

Les chiffres ont toujours été importants dans le business du concert et du festival mais leur nature a évolué avec le temps. Jadis, on évoquait les ventes d’albums, de 45 tours. Aujourd’hui, on parle de YouTube, d’Instagram, de Facebook, de Spotify… « 40.000 nouveaux morceaux sont uploadés sur ce dernier chaque jour et on nous propose, disons, 10.000 groupes par an. II est devenu matériellement impossible pour un être humain de suivre toute l’actualité. Il y a tellement de matière. On a tous besoin de filtres. » Informaticien de formation, moins intéressé par les maths que par les données, Alex Stevens a créé un outil qui lui permet de les agréger. « On fonctionne de manière artisanale. Je suis en train de développer un logiciel. J’ai fini le prototype. Pour l’instant, il faut aller chercher toutes les informations, c’est fastidieux. On met donc en place un outil qui permet de rassembler les données. L’endroit où tu joues pendant l’année intervient notamment dans l’équation. Je pense que chacun à ses préoccupations et ses formules. Est-ce que ça passe en radio? Est-ce que ça a figuré dans le Top 30? Quelles cotes ont été adressées à son dernier album par tel ou tel média? Quand on entend le mot données, on pense souvent quantitatif. Mais moi je l’aborde aussi de manière qualitative. Où est-ce qu’un artiste joue? Qui le mixe? À mes yeux, les données sont un peu comme un détecteur de métal. Après, il n’y a pas de formule magique. Elle évolue d’année en année. À moins que tu sois à la tête d’un festival mono-genre, tu ne programmes déjà pas de la même façon toutes les scènes. Elles reposent sur des réseaux et des critères différents. »

Le public du rock et de la chanson française achète par exemple encore des disques, va voir des concerts en salles. C’est moins le cas pour les consommateurs de rap. « Les chiffres de ventes de disques n’ont plus aucune importance, commente Fabrice Lamproye. On reçoit l’info mais on ne la cherche pas. Je parle pour les Ardentes. Le disque physique n’y est plus un argument. C’est différent du côté de Ronquières avec un public plus âgé qui achète encore des albums. Les Ardentes ont un public qui vit sur les réseaux sociaux. On tient à l’oeil YouTube, Spotify… Mais on apprend à relativiser. Surtout avec les Américains. Les chiffres ne reflètent pas nécessairement la popularité des artistes sur notre territoire. »

« Le hip-hop se prête bien à l’utilisation des données relatives à Internet et aux réseaux sociaux. Mais il faut par exemple se dire qu’il est particulièrement écouté par algorithme de recommandation, tempère Alex Stevens. Les chiffres sont parfois impressionnants mais les gens ne savent même pas ce qu’ils ont entendu. En musiques électroniques, il faut également réaliser que beaucoup d’artistes vendent des billets mais n’ont pas de production propre. Ils sont reconnus pour leur aptitude à opérer de bonnes sélections. » L’électro est un domaine très particulier. « Peu d’artistes jouent seuls pendant l’année et on a moins de repères que par le passé, commente Lamproye. Les événements indoor ont périclité voire disparu. Je pense notamment à I Love Techno et aux Ten Days Off… » En jazz, les agences classiques parlent plutôt de musiciens, de projets. Un peu de ventes de disques. « Moi, je m’adapte. Ça ne m’amuserait pas de discuter chiffres à longueur de journées. Je garde mes valeurs à moi. Je ne me laisse pas submerger. Mais ils ont de l’importance et tu ne peux pas le nier.  »

Billie Eilish affole les compteurs du Web, mais elle devra encore attendre pour se produire sur la main stage du Pukkelpop.
Billie Eilish affole les compteurs du Web, mais elle devra encore attendre pour se produire sur la main stage du Pukkelpop.© Getty Images

Sincérité et émotion

Tout branché soit-il par le sujet, Alex Stevens ne programme pas la calculette à la main, l’oeil rivé sur les chiffres. Il s’en sert davantage pour négocier les cachets ou l’heure de passage d’un groupe. « Tu ne peux pas établir ta programmation sur de seuls critères chiffrés. Ceux qui s’en approchent le plus, ce sont les gros festivals de producteurs. Mais ils manquent de sincérité. L’algorithme et les maths n’ont pas d’émotions. C’est une dimension que les données ne peuvent pas prendre en considération. La musique, ce n’est pas une question de chrono, de performance sportive. Même dans ces domaines d’ailleurs, les maths ne peuvent pas tout déterminer. Tu peux connaître la vitesse de pointe d’un footballeur, ça ne te dit pas dans quel état mental il est, si tout va bien dans sa vie personnelle. Je n’ai pas besoin de chiffres quand j’aime bien un groupe et a fortiori l’ai déjà vu sur scène. Je n’en ai pas besoin non plus quand un truc est vilain. Pour tout ce qui se situe dans l’entre deux, ils servent d’indicateurs. » Les programmateurs ont chacun leurs réseaux, leurs référents…

« Les chiffres, c’est quand on a des doutes, termine Fabrice Lamproye. Quand on hésite sur l’importance et l’impact d’un groupe chez nous au moment de déterminer notre horaire, on va sur les réseaux sociaux. Ça nous permet d’argumenter avec les agents dans les négociations. On examine notamment Facebook et on repère ainsi que tel ou tel artiste a plus d’amis au sein de notre public qu’un autre… »

Preuve que les chiffres ne dictent pas tout, la jeune Billie Eilish, idole adolescente qui truste les charts du monde entier, n’est pas sortie du Top 5 de l’Ultratop depuis trois mois et comptait 12.000 personnes sur la liste d’attente de son concert de février à La Madeleine, ne jouera pas sur la plus grande scène du Pukkelpop. Le phénomène pop de 17 ans ne se produira que dans le Dance Hall du festival limbourgeois. Et il n’est a priori pas question de l’en déloger. Stratégie de management ou pas (les groupes aiment susciter l’attente et exploiter au mieux leurs prestations scéniques), la Californienne n’avait pas encore explosé au moment où elle a signé pour le Pukkel et elle n’est pas officiellement considérée comme l’une de ses têtes d’affiche. Le Dance Hall a été agrandi depuis l’été dernier et le concert pourra aussi être suivi depuis l’extérieur de la tente sur écran géant. L’avenir nous dira (ou pas) si le rendement, les statistiques et l’objectivation prennent le dessus sur les goûts, les sentiments et l’intuition…

Data (fan)base

Label indépendant, agence de booking et de management, Luik Records aussi tient les statistiques à l’oeil.

Jean-Baptiste Goubard
Jean-Baptiste Goubard© JULIEN VACHON

Un peu comme partout dans notre économie de marché, l’obsession des chiffres renforcée par la déconcertante facilité de les obtenir a clairement contaminé l’industrie de la musique. Les programmateurs ne sont pas les seuls à se jeter sur les stats et à scruter les compteurs… De l’autre côté de la barrière aussi, à l’autre bout du spectre, les chiffres sont tenus en haute estime.

« Les chiffres, c’est la crédibilité, explique Jean-Baptiste Goubard de Luik Records (It It Anita, Annabel Lee, Jeremy Walch…). Ça ne garantit rien mais c’est précieux pour justifier de la solidité d’un projet, pour déterminer le montant d’un cachet, pour négocier sa place dans une affiche de festival… Je ne connais plus de programmateur qui flasherait sur un groupe et ne vérifierait rien derrière. Il cherche toujours à savoir combien de personnes vont venir à son concert. »

Et les chiffres en provenance d’Internet sont devenus les plus parlants. Pour les groupes, les labels, les tourneurs, les responsables de communication, l’enjeu est donc de sortir du lot, de se faire repérer par le public et les algorithmes. « C’est du développement d’artiste. Spotify, Deezer, Apple Music… On essaie d’entrer dans des playlists et, pour y arriver, les métadonnées sont fondamentales. » Les métadonnées, ce sont les informations connexes: le nom d’un artiste, le titre d’un album, l’intitulé d’une chanson ou son année d’enregistrement. « Mais il y a aussi d’autres infos fondamentales à entrer pour être mis en évidence sur des plateformes comme Spotify. Notamment les dates de concert, le plan promo ou le style musical. II ne suffit pas de préciser rock, rap, reggae ou électro. Ce sont des étiquettes plus subtiles et assez rarement utilisées par le grand public, des trucs comme « float house », « bedroom pop »… Personnellement, je tiens à l’oeil les compteurs. Je fais des propositions à des curateurs de playlists. On doit préparer les albums et les morceaux pour leur offrir le plus possible de visibilité.  »

Une visibilité dont il est aujourd’hui possible de connaître les moindres détails. « Les pays et les villes d’origine des auditeurs, les pourcentages d’hommes et de femmes… On a accès à toutes ces informations. Là, je peux par exemple te dire qu’It It Anita a davantage été écouté à Paris qu’à Bruxelles sur les 28 derniers jours. Que le 13 juin, 319 personnes ont écouté le groupe sur Spotify. Les chiffres sont précis, mais il faut toujours prendre du recul et relativiser. »

Car les dérives et les magouilles d’hier n’ont pas disparu avec la digitalisation. Elles ont juste été adaptées à la modernité et à ses possibilités. Certains mettent ainsi la main au portefeuille pour se voir intégrer à des playlists influentes. Un peu comme les managers payaient jadis des bakchichs aux DJ et aux animateurs pour passer sur des stations de radio. D’autres se jouent du progrès en faisant tourner en boucle leurs propres morceaux sur leur ordinateur quand ils n’ont pas recours à des robots pour fausser le comptage. Un peu comme l’entourage de certains artistes qui allait acheter leur disque en magasin pour faire croire au buzz et attirer l’attention. « Pour beaucoup, le but est de sortir des produits de grosse consommation. Mais nous ne sommes pas Live Nation. »

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