Odezenne, les nouveaux héros de la French pop indé?

© EDOUARD NARDON & CLEMENT PASCAL
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Joueur, Odezenne provoque la chance sur son nouvel album, Au Baccara. Et touche le pactole, en sublimant la mélancolie ambiante, dansant joyeusement au bord du gouffre. Rencontre.

D’abord il y a le chaos. C’était il y a trois ans. « Le jour même de la sortie de l’album, on donnait un concert à Rennes, raconte Alix Caillet, un tiers d’Odezenne. Tout roule, on a la cover des Inrocks, Konbini parle de nous dès qu’on bouge le petit doigt, etc. Tous les indicateurs sont au vert. Chez Tôt ou Tard, notre label de l’époque, ils s’imaginaient déjà vendre des camions entiers de l’album, disque d’or en deux mois (sourire). Ce soir-là, on est donc sur scène, complètement déconnectés de la réalité. Le concert se passe à merveille. Mais quand on retourne en coulisses, tout le monde tire la tronche. On ne comprend pas, on se demande ce qu’on a bien pu foirer. Et puis, là, on nous explique en gros que c’est la guerre à Paris. » Nous sommes le 13 novembre 2015. Le jour des attentats au Stade de France, sur les terrasses des 10e et 11e arrondissements, et au Bataclan. « C’est d’abord la stupeur. Puis, dès le lendemain, commence un deuil national qui va bien durer quasi un mois. Et là, tu ne peux plus parler de musique. Cela devient indécent. Tout s’arrête net. »

La vie d’un album est fragile. Pour continuer malgré tout à le défendre, il ne reste plus qu’à partir en tournée, et assumer tant bien que mal les dates prévues. « Au final, on a juste dû annuler le concert qui avait lieu le lendemain. On a assumé tous les autres. Mais, désormais, ce n’était plus seulement une question d’amusement. Il y avait aussi comme un geste de liberté. C’étaient des concerts très forts. » En Belgique, le groupe est passé par le VK (à Molenbeek…), et également au Botanique. C’était moins d’une semaine après les attentats. Ce soir-là -ceux qui étaient présents s’en souviennent-, les chansons d’Odezenne avaient forcément pris un écho particulier, comme un doigt d’honneur festif au déchaînement de violence aveugle. « Restez vivants! », avait crié Jaco en sortant de scène. Mission accomplie. Peut-être même plus encore. Trois ans plus tard, le groupe revient en effet avec Au Baccara. Et il n’a peut-être jamais sonné aussi libéré.

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Bromance

Cela fait dix ans maintenant qu’Odezenne a commencé à s’agiter. En 2008, le trio formé à Bordeaux par Alix Caillet, Jaco Cormary et Mattia Lucchini sortait un premier album intitulé sans chantilly. Autoproduit, il marquait déjà bien l’indépendance revendiquée par le groupe. Musicalement, on les place à l’époque dans le bac hip- hop. Cela ne va pas durer. Quand Dolziger Str. 2 sort en 2015, Odezenne a définitivement brouillé les pistes, mélangeant des restants de phrasé rap avec de la chanson, une esthétique « indé », et des textures électroniques. Un véritable ovni. Accueillant certes, qui n’oublie pas la mélodie qui fait mouche. Mais un ovni quand même.

Le trio chérit sa liberté, prône l’égalité mais fonctionne avant tout comme une fraternité. Pendant l’enregistrement de Dolziger Str. 2, à Berlin, loin de chez eux, Odezenne a bien failli imploser, complètement paumé. À l’inverse, Au Baccara s’est fait dans une vraie fluidité, comme si tout coulait de source. Appelez ça un moment de grâce ou de laisser-aller, où il suffit de tirer sur un fil pour que toute la pelote de laine se démêle. « Exactement, confirme Alix. C’est pour cela qu’on a intitulé l’album Au Baccara. Accepter la chance comme composante intégrante de la vie. Ne pas avoir peur de perdre, ne pas avoir peur de miser. Ce truc qui a fait qu’à un moment, les morceaux sont arrivés en effet les uns après les autres, c’est un hasard total. » Certes. La chance ne tombe pourtant jamais tout à fait de nulle part. Jaco: « On a enlevé tout le sérieux de l’entreprise. L’idée était de se rendre au studio, qui est à 500 m de chez nous (ils habitent tous dans la même maison, NDLR), se réunir entre potes, et passer un bon moment à essayer de faire une chanson, comme si on jouait une partie d’un jeu de société quelconque. En bas, il y en a un qui bidouille la musique (Mattia, NDLR), en haut, les deux autres écrivent les paroles. Cela dure 48 h, 72 h, pendant lesquelles on bosse, on fait les cons, on rigole… »

Cette fois-ci, Odezenne joue donc son match, détendu, relax. Surtout, il joue « à domicile ». En l’occurrence, le studio devient vite une auberge espagnole. Un lieu de passage constant où l’on n’est jamais à l’abri d’une fête spontanée. Alix: « Elles ont été hyper importantes! Tous nos potes connaissent l’adresse du studio. Donc à minuit, quand tout est fermé à Bordeaux, tout le monde venait toquer aux carreaux. On se retrouvait vite à une vingtaine. » Jaco: « C’est arrivé que je débarque au milieu de la nuit. Il est 3 h du mat’, je suis chez moi, je ne trouve pas le sommeil, je sais qu’ils sont au studio. Quand j’arrive, c’est la cour des miracles! (rires) Ils sont tous en train de danser sur un morceau comme Jacques a dit. C’est un peu bizarre, mais tu finis par rentrer dans l’ambiance, et finalement, tu ne rentres que trois jours plus tard chez toi… »

De gauche à droite: Alix Caillet, Mattia Lucchini et Jaco Cormary.
De gauche à droite: Alix Caillet, Mattia Lucchini et Jaco Cormary.

Cela s’entend. Au Baccara célèbre sa mélancolie en dansant, buvant (pas mal), fumant (beaucoup). Tout n’est pas question de hasard, de chance, ou même de bons « produits ». Il y a aussi les libertés de l’époque. Alix: « Avant, on se serait peut-être posé des questions sur tel morceau un peu bizarre. Aujourd’hui, quand vous entendez toute la musique qui sort, vous vous rendez compte que vous pouvez vraiment tout vous autoriser. Il suffit de faire un tour sur YouTube, tomber sur des gars qui ont juste piqué une boucle sur garage band et tapé un gros rap dessus. Et c’est super. Du coup, nous aussi on peut faire des trucs un peu tordus, sauf qu’aujourd’hui, on peut se permettre de le faire sur un synthé analogique à 15.000 balles (rires). »

Appelez ça le bénéfice de l’expérience, du temps qui passe, et des automatismes qui fluidifient toujours plus les mouvements. Comme quand Alix et Jaco écrivent leurs textes à quatre mains, sur le même document, partagé en ligne. Une sorte de cadavre exquis 2.0. « Jaco posait un quatrain, je tapais le mien. Mais cela pouvait arriver qu’il s’invite sur mon texte, ou moi sur le sien, au point qu’à la fin, on ne savait plus vraiment qui avait écrit quoi. Ce qui était un jeu est vite devenu une source d’inspiration folle. J’écrivais des choses dont je savais qu’il n’oserait pas les dire. Et vice-versa. On s’est fait quelques cadeaux comme ça. » (sourire)

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Tête de tigre!

À un moment, il a fallu malgré tout poser la limite, mettre un terme à la fête permanente. Ou en tout cas ramasser le butin et en faire un disque. « C’est comme dans Fort Boyard: à la fin, tu te grouilles pour ramasser un maximum de pièces d’or avant qu’on ne lâche les tigres », rigole Alix. Avec son magot, Odezenne file à Londres. La première partie du boulot aura été dissolue, spontanée. La seconde sera beaucoup plus maîtrisée. Le trio tape dans ses économies pour finaliser son album dans les prestigieux studios Kong à Londres. Alors que la plupart des groupes viennent y enregistrer deux, trois jours, et repartent mixer ailleurs, Odezenne fait l’inverse: leurs morceaux stockés dans des disques durs, ils les dissèquent à nouveau et les réinjectent, piste par piste, dans la vieille console analogique des années 60. « C’était un rêve de gosses que d’aller dans ce genre d’endroit, raconte Alix. Il y avait Ray Davies des Kinks qui passait voir de temps en temps. On se retrouvait à la cuisine, on prenait un café avec lui. Il trouvait ça un peu fou, ces Français qui faisaient de la musique moderne sur de vieilles machines. »

Au Baccara est donc le disque d’un groupe qui a trouvé sa voie. Toujours autarcique et têtu, il entretient sa singularité, définitivement à part sur la scène française. Au passage, il en a profité pour baisser ses défenses. Joueur, il essaie, tente des choses, quitte à frôler parfois le plantage. Jaco: « Sans vouloir sonner trop prétentieux, on est dans un trip « impressionniste ». Plutôt que de traiter des sujets trop littéralement, on cherche à esquisser des sensations. Mais on est conscient que si l’auditeur passe à côté, cela peut vite devenir déconcertant. » Le fait est que si le mot peut paraître parfois foireux, ou naïf, flouté dans les vapeurs d’alcool et la fumée de cigarettes, il sonne toujours étrangement juste.

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À la confusion de Dolziger Str. 2, succède ainsi la « sérénité » d’Au Baccara. Cette fois, le chaos n’était plus à l’intérieur, mais bien plus dans le monde extérieur… Car, même replié sur ses bases, Odezenne ne vit pas sur une île. Déjà après la sortie de Dolziger Str. 2, il s’était branché directement sur l’actualité la plus chaude. En 2016, il y a eu le « clip-documentaire » de Chimpanzé, illustré par des images d’un reportage, consacré à l’exil des migrants, de leur arrivée à Lesbos à la frontière serbo-hongroise. Quelques mois avant, Novembre était, lui, accompagné d’images de Nuit debout et des manifestations contre la loi travail. Sur Au Baccara, l’exemple le plus évident est forcément BNP« B/N/P/Rends la monnaie/Rends les billets ». Aux voix du duo de chanteurs, vient se superposer celle de Nabounou. Jaco: « Elle a 16 ans et vit à Bordeaux, dans un foyer d’accueil. Elle est venue du Bénin, à pied, sans papiers… Je la connais parce que ma compagne donne des ateliers d’écriture pour ce public-là. Je lui ai donné un coup de main pour un texte que j’ai fait finalement écouter à Alix. Trois mois plus tard, quand on terminait BNP, on a repensé à elle. Ça collait super bien ensemble. Au départ, le morceau avait un petit côté « syndicaliste ». Elle donnait tout à coup une dimension plus internationale à un texte en effet plus… engagé. » Le mot est lâché. Odezenne est bien conscient du piège. Pour les artistes, le terrain politique est sans doute plus glissant que jamais. Mais le groupe a l’habitude d’évoluer sur le fil. Alix: « En fait, depuis le début, sur chaque disque, on laisse à un moment le citoyen s’exprimer. Mais ce n’est jamais un positionnement de notre part ou un cheval de bataille ».

Pour éviter l’écueil, les Odezenne parviennent à être à la fois cryptique et explicite. Une manoeuvre qu’ils peuvent se permettre parce qu’ils maîtrisent aujourd’hui parfaitement leur sujet. Sans doute aussi parce que les relations entre ces francs-tireurs sont plus solides que jamais. « Notre engagement tient plus dans ce lien fraternel à toute épreuve que dans des revendications politiques frontales »

Odezenne – « Au Baccara » ****

Distribué par Universal. En concert le 28/11, à l’Ancienne Belgique, Bruxelles.

Odezenne, les nouveaux héros de la French pop indé?

Quelques jours après la sortie d’Au Baccara, Odezenne recevait un mail: « Votre album est sublime. La prod et les textes sont exceptionnels (…) Un grand disque. » Signé: Etienne Daho. Il y a pire adoubement, on l’avouera. Parrain d’une French pop qui préfère le flou des sentiments aux certitudes forcées de la variété, Daho sait de quoi il parle. Si, comme son nom le suggère, Odezenne était une formule chimique (O2N), elle serait certainement celle d’un gaz. En tout cas, une entité vaporeuse, difficile à cerner musicalement. Cette fois, on dira notamment que le trio a appuyé un peu plus sur les synthés vintage. « Je pense qu’aucune des machines utilisées n’a été construite après 1983 », explique Alix. Et Jaco de prolonger: « Quand on a commencé à bosser, on a rencontré Matteo Mannoni, qui avait un studio à Béziers, avant de se faire dégager par la mairie Front National. Il a débarqué à Bordeaux avec une tonne de matériel, toute une collection de micros et synthés vintage. Il nous a proposé de nous servir. C’était open bar! » Sur Au Baccara, les sonorités krautrock mises en place par Mattia s’enchaînent donc aux nappes plus techno (Bébé). Ailleurs, les synthés font aussi bien penser à LCD Soundsystem (Pastel) qu’à Daniel Balavoine ou Tangerine Dream, parfois dans le même titre (Au Baccara).

L’ensemble ne sonne pas pour autant daté. À sa manière, le cerveau vrillé par l’alcool (Bébé, Lost) et les drogues (James Blunt, En L), Odezenne parle bien de son époque. Avec notamment les attentats en toile de fond (« Tu peux toujours brûler la ville/Le feu n’éveille pas les consciences », sur Bonnie). Le trio ne le fait jamais pour entretenir l’angoisse. Mais bien pour célébrer l’ici et maintenant, dansant au bord du gouffre. Le sourire aux lèvres.

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