La coolitude façon BadBadNotGood

"Musiciens invités, réalisateurs, ingénieurs du son et nouveau label... Avant, on était une petite famille. Maintenant, on est une grand communauté."
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Devenu viral grâce à TikTok, BadBadNotGood invite Arthur Verocai, Laraaji et quelques autres sur un sixième album intégralement clippé qui rend hommage à ses héros. Entretien.

Il y a dix ans, alors que le jazz n’a pas autant la cote qu’aujourd’hui (c’est un euphémisme), BadBadNotGood dévoile sur Bandcamp ses premiers enregistrements. Fans de hip-hop, Matthew Tavares (clavier), Alexander Sowinski (batterie) et Chester Hansen (basse), qui se sont rencontrés en 2010 lors d’un programme de jazz au Humber College de Toronto et ont commencé leur carrière avec une relecture du Lemonade de Gucci Mane, revisitent de manière instrumentale des chansons d’A Tribe Called Quest, Waka Flocka Flame et Odd Future. Tyler, The Creator leur permet de bénéficier de sa notoriété (« I love jazz, this is fucking sick« ) et la jam session tournée ensemble dans un sous-sol en juin 2011 de cumuler plus d’un million de vues sur YouTube. C’est le début d’une incroyable success story qui les propulsera sur les plus grandes scènes de la planète et amorcera le retour du jazz dans les milieux jeunes et branchés. « Je ne sais pas si on a amené le jazz dans les festivals de rock, commente modestement le saxophoniste Leland Whitty depuis chez lui. Je pense qu’il y a d’autres exemples que nous. C’est dur à dire. Pourquoi ça a marché? On peut nous lier au jazz bien sûr. Il nous inspire dans l’approche, dans l’improvisation. Mais certains éléments sonores et de composition sont davantage basés sur d’autres sources d’inspiration. Le hip-hop, la musique électronique, le kraut. Ça nous a aidés à être programmés par ce genre d’événements. Et puis, si tu regardes nos concerts, Alex (leur batteur masqué à tête de cochon) est le maître de cérémonie de nos sets instrumentaux. Il réalise un boulot incroyable dans la connexion avec le public. Il joue avec l’énergie que les spectateurs nous donnent. »

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Le jazz à l’époque a besoin de coolitude, de figures jeunes, marquantes, attractives, emblématiques comme le sont depuis devenus les saxophonistes Kamasi Washington aux États-Unis et Shabaka Hutchings (The Comet is Coming, Sons of Kemet) en Angleterre. « Sans doute. Ils sont définitivement plus cool que nous mais si tu trouves qu’on a amené ce vent de fraîcheur, je le prends volontiers pour un compliment. » Leland Whitty, qui participait déjà en tant qu’invité au deuxième album du groupe en 2012 mais n’a rejoint ses rangs qu’en 2016, jette un regard enthousiaste sur l’évolution du jazz ces dix dernières années. « C’est très excitant. Quand tu grandis, la musique est une caractéristique fondamentale de qui tu es en tant que personne. Je suis un enfant des années 90 et à l’époque, tout le monde était dans sa niche pour se définir. Aujourd’hui, Internet a tout bousculé et a élargi les influences de chacun. C’est génial de voir ces poches de jazz qui sont apparues aux quatre coins du monde. La scène londonienne étend de manière générale son public et la même chose se passe à Chicago et à New York. Ça modifie les perspectives. Il est super commun maintenant de voir du jazz en festival. Festivals qui ne sont, la plupart du temps, même plus vraiment basés sur des styles musicaux. »

Toronto, dans cette galaxie, possède sa petite communauté mais n’est pas un eldorado… « Il y a des trucs intéressants au Canada et plus spécifiquement dans notre ville. Un des aspects importants cependant, c’est que les groupes de jazz n’y ont pas des masses de soutien. Tu n’y trouves pas beaucoup de salles et de labels prêts à prendre des risques avec ce style de musique. La plupart des gens qui arrivent à mener une carrière dans le jazz ici s’impliquent d’une manière ou d’une autre dans le système éducatif. Si tu veux percer, tu dois trouver un moyen de t’exporter. »

« Les éléments plus rock de l’album viennent du fait qu’à l’époque, on était pas mal dans Black Sabbath, Mahavishnu Orchestra et Jimi Hendrix… »

L.A. Stories

Sixième album du groupe canadien, Talk Memory est un disque particulier dans la carrière de BadBadNotGood. C’est le premier auquel ne participe pas Matthew Tavares, le pianiste et cofondateur du trio devenu quartet puis redevenu trio. Le 4 octobre 2019, Tavares qui avait déjà depuis un bout de temps arrêté de tourner avec ses vieux compagnons d’aventure annonçait officiellement quitter le groupe. Une décision compliquée comme il l’avait expliqué dans un communiqué. « J’avais investi tout mon temps dans ce projet depuis que j’avais 20 ans. En plus de la coproduction et de la co-écriture, j’ai aussi machiné et mixé pratiquement tout ce que vous avez entendu du groupe et collaboré à tout le design graphique. Mes mains étaient sur tout parce que le groupe représentait tout pour moi. J’avais fait des mecs et du manager ma famille (…) J’ai toujours fait passer le groupe avant toute autre chose dans ma vie et, alors que notre public grandissait, mon bonheur, lui, diminuait. » Non content de louer ses services et ses talents à Post Malone, Jessie Ware ou encore Rosalía (il avait déjà bossé avec Travis Scott, Kendrick Lamar et Kaytranada), Tavares a fait équipe avec Whitty en 2020 pour l’album Visions.

« En termes de relations personnelles à l’intérieur du groupe, j’ai trouvé l’ambiance très saine et c’est un facteur important. On tourne ensemble depuis longtemps et avant de bosser sur Talk Memory , on a pris un peu de temps pour nous. Il y a quand même une limite à ce que tu peux donner. C’était la première fois qu’on faisait un vrai break. Donc, quand on s’est retrouvés, il y avait de l’inspiration et de l’excitation. C’était une priorité d’être plus solidaires les uns envers les autres. On voulait vraiment bosser ensemble et que tout le monde se sente bien« , explique Whitty. Souvent, par le passé, BadBadNotGood avait entamé le processus créatif en studio, tout écrit et développé dans ses murs. Cette fois, les Canadiens avaient composé à l’avance et beaucoup répété pour pouvoir être complètement dans l’instant et improviser dans leur jazz instrumental. Composé à l’automne et l’hiver 2019, Talk Memory a été enregistré au studio Valentine à Hollywood sur Laurel Canyon Blvd. « C’est un studio intéressant qui a été dessiné par l’un des ingénieurs de Capitol dans les sixties. Il a fermé, je pense, dans les années 70 et a rouvert il y a une dizaine d’années. Tout a été conservé dans son jus, moquettes au sol, ce genre d’esthétique. Puis, surtout, le matos date de cette époque: des micros vintage, un grand piano Steinway, des super amplis de guitares, des drumkits fabuleux. C’est pour moi l’ère dorée en matière de musique et de production. C’est aussi complètement dingue parce que tout ce matériel a cessé d’être utilisé pendant 30 ans… »

Lorsqu’il parle d’ère dorée, Whitty pense surtout à la simplicité de la production. Simplicité qui permit à une qualité musicale incroyable d’être enregistrée et immortalisée. « Je fais référence à des disques de jazz et à la soul de la Motown. Dans le temps, la composition, les arrangements, la performance et toutes les traces sonores étaient si spécifiques… Il fallait être très doué, un tout bon musicien pour pouvoir être dans cette pièce à participer à ces disques. Je trouve génial qu’aujourd’hui tout le monde puisse avoir accès aux ordinateurs et faire de la musique quel que soit l’endroit où il se trouve. Mais à l’époque, il fallait passer sa vie à travailler, à développer ses capacités pour pouvoir enregistrer un album. »

Libérés par le temps, cette denrée terriblement précieuse dans la folie du monde moderne, que la pandémie leur a offert, les Canadiens ont cherché à être ambitieux. Ils ont embauché quelques musiciens incroyables (lire encadré) pour poursuivre leur exploration sonore, s’aventurer du côté de la bossa psychédélique, signer un disque chaud, diversifié et effervescent. Ils ont aussi décidé de prévoir un clip pour chaque titre de l’album. Il y en aura donc neuf signés par neuf réalisateurs différents à qui ils ont laissé carte blanche pour exprimer la vision qu’ils avaient de leurs morceaux. Steve Stamp de la série People Just Do Nothing apparaît dans celui de Signal From The Noise. « Énormément de contenu audiovisuel est produit de nos jours. Mais ce disque est instrumental et la composante vidéo amène je pense un autre niveau de profondeur à notre travail. C’est une expérience. Les réalisateurs ont fait face à pas mal d’obstacles. Toutes les vidéos ont été tournées pendant la pandémie. » Les clips sont présentés ces jours-ci lors de deux projections à New York et Los Angeles. « Comme une sortie visuelle de l’album.« 

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Avec Talk Memory, les BadBadNotGood qui sont devenus viraux sur TikTok grâce à un morceau vieux de cinq ans (Time Moves Slow) et furent parmi les derniers à collaborer avec le rappeur masqué MF Doom décédé l’an dernier (The Chocolate Conquistadors pour le jeu Grand Theft Auto) se la jouent 360 degrés. Ils ont même créé un zine en édition limitée (The Memory Catalogue) inspiré par le Whole Earth Catalog, manifeste de la contre-culture hippie écolo et guide pratique pour tout faire soi-même, lancé en 1968 par Stewart Brand, un ancien para diplômé en biologie. « Comme on fait de la musique instrumentale, on nous a souvent demandé au fil des années d’en fournir les partitions mais on n’a jamais vraiment travaillé de cette façon. On n’avait jamais écrit notre musique. On s’est dit que c’était l’occasion. On a donc retranscrit les chansons. On a demandé à un de nos amis d’écrire à la main. Ça a été peint, dessiné. On a travaillé leur esthétique. On a aussi interviewé Arthur Verocai. Des petites choses qui ne sont pas spécifiquement sur nous ou le disque. Mais qui procurent de l’information, de la connaissance.« 

BadBadNotGood, Talk Memory, distribué par XL. ***(*)

Le 03/12/2022 à l’Ancienne Belgique.

With a little help…

Arthur Verocai
Arthur Verocai© DR

Mû par la volonté de s’étendre, de donner de l’ampleur et du corps à son univers et à son disque, BadBadNotGood a embauché du lourd pour fabriquer Talk Memory. À commencer par Arthur Verocai, chanteur, compositeur, arrangeur et producteur brésilien qui composait à la chaîne pour des agences de pub et des telenovelas (les séries télévisées de là-bas) quand il enregistra en 1972 son seul, unique et époustouflant album solo. « C’est l’une de nos plus grandes sources d’inspiration, explique Leland Whitty. Tout spécialement ce disque avec ses mélodies splendides, ses progressions d’accords, sa production très cool et ses improvisations. Tous les aspects de la musique sont traités avec beaucoup de goût sur cet album. »

Fin 2019, BadBadNotGood avait ouvert quelques-uns de ses concerts en Amérique du Sud, notamment à São Paulo. Le groupe s’était même retrouvé à l’accompagner sur scène pour une poignée de chansons. « Il avait amené son orchestre. C’était très spécial. Parce qu’on écoutait ça depuis très longtemps. Et se produire avec lui, pouvoir témoigner de cette magnifique excitation et énergie a été vraiment quelque chose d’incroyable. On lui a demandé s’il était prêt à nous fournir des arrangements de corde. On ne lui a quasiment pas donné d’indications. Il a juste composé de très très jolies choses. Tu accordes ta confiance aux gens que tu apprécies autant. »

BadBad a aussi eu recours aux services du saxophoniste et producteur Terrace Martin notamment croisé aux côtés de Snoop Dogg, de Stevie Wonder, de Kendrick Lamar… « Participant à beaucoup de festivals de jazz, on l’a souvent vu jouer avec Herbie Hancock ou d’autres et on a eu l’occasion de le rencontrer. C’est quelqu’un de très positif et enthousiaste. » Il a par ailleurs fait appel au batteur Karriem Riggins (Common, J Dilla, Norah Jones, Kanye West…) qu’il avait vu sur scène avec J Rocc. « Il embrasse des projets extrêmement variés. Les premiers trucs que j’ai écoutés de lui, c’est ce qu’il avait fait avec Roy Hargrove. Il a amené des éléments percussifs comme, personnellement, je n’en avais jamais vraiment entendus. »

Au casting cinq étoiles de Talk Memory, on retrouve aussi le multi-instrumentiste à la légendaire barbichette Laraaji qui fusionne musique et spiritualité et a notamment collaboré avec Brian Eno. « Vu les circonstances, il a enregistré ça de chez lui. Mais c’est très intéressant, parce que tout ce qu’il touche a cette belle énergie. » Bouclons la boucle. Le disque s’envole avec la harpe de Brandee Younger (Pharoah Sanders, Charlie Haden, Lauryn Hill, Drake). « C’est le dernier truc sur l’album et en même temps la dernière collaboration dans laquelle on s’est lancés. Ça a été un peu le même concept qu’avec Laraaji. J’imagine que la cithare et la harpe sont des instruments similaires. Leurs personnalités percent de différentes façons sur les chansons. C’était juste génial d’avoir cette jolie texture sur un autre genre de performance jazz chaotique. Le truc compliqué, ça a été de choisir. Elle nous a envoyé trois prises qui étaient toutes incroyables. »

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