John Hastry, fondateur de l’ICP: « Un studio où les artistes reviennent systématiquement »

John Hastry, fondateur de l'ICP: "Un studio où les artistes reviennent systématiquement." © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Depuis presque quatre décennies, les ICP Studios bruxellois rayonnent à l’international. Avec une extension du domaine de la lutte musicale, d’Arno à Damso, de Cure à Pharrell Williams. Rencontre rare avec leur boss, John Hastry.

A la console d’un des quatre studios de l’ICP – boiserie, calme, confort -, John Hastry pose l’album de Robert Plant sur la platine et ce qui coule maintenant des enceintes Meyer Sound à un sérieux volume, est splendidement rugueux. Suivent le dernier Bruno Mars et le commentaire du boss: « Vous entendez la différence? En rap, le spectre du son a tendance à être beaucoup plus large, à descendre nettement plus bas. » De fait, cet étourdissant grondement n’est pas seulement une marque stylistique mais la traduction physique de l’équipement en place: « ICP pourrait continuer à rouler sur l’autoroute du succès, tout en sachant qu’il peut y avoir des accidents en chemin et, à terme, la probabilité de devenir has been. Ou s’adapter aux nouvelles tendances en investissant dans la technologie up-to-date. Ce que nous faisons, ici avec le précepte du low end et des enceintes adaptées qui permettent d’absorber tout le spectre sonore, sans saturation aucune. »

La soixantaine grisonnante – « J’ai la coquetterie de ne pas révéler mon âge » – John est avare d’interviews et encore davantage de photos: il applique le même type de discrétion en ne révélant rien – ou si peu – des musiciens qui fréquentent ses studios depuis septembre 1979. Parmi la liste de plusieurs centaines de noms: Bashung, The Cure, Simple Minds, Polnareff, Royal Blood, David Byrne, Echo & The Bunnymen, La Mano Negra, Benjamin Biolay, The Slaves ou le dernière royauté belge, Damso. « Il a enregistré une grande partie de son Lithopédion ici », rétorque Hastry, sans dissimuler une fierté manifeste: « Ce qui amène sans aucun doute une ouverture nouvelle pour l’ICP. » Comme quand Pharrell Williams, « très sympa », y passe pour faire des chants et que John le chambre sur la clé de sa Ferrari pendue en ceinture. On n’en saura pas plus.

Bon timing

Au départ de l’histoire, il y a donc la manufacture ixelloise d’un pater opérant dans le domaine musical. « Il dirigeait une petite usine dans le domaine de l’emballage de vinyle: c’est lui qui est à l’origine de la pochette plastique qui emballait le 33-tours de Wish You Were Here de Pink Floyd… «  Dans une rue bourgeoise d’Ixelles, une grille imposante protège le vaste complexe ICP: quatre studios, une piscine intérieure, des appartements soignés pour visiteurs, des espaces communs, notamment de restauration, et un jardin de ville d’allure campagnarde. Déploiement que John entame modestement à la toute fin des années 1970 alors qu’il est bassiste de Doctor Downtrip, hardeux belges signés chez CBS, tirant leur quinze minutes de célébrité de trois albums à guitares. C’est le temps de l’impro-bricolage – « J’ai tout appris sur le tas, par moi-même, en faisant des erreurs » – et du crédit demandé à la banque « qui se demandait quand même ce que pouvait bien être un studio d’enregistrement « rock » ».

Assez vite, le musicien se rend compte que la gestion de studio ne peut en aucun cas être à temps partiel: la première expérience de clientèle s’avère d’ailleurs plutôt loupée. « On a fait l’album du duo folk flamand Miek en Roel et cela ne sonnait vraiment pas terrible. Le producteur l’a bien senti mais il n’empêche qu’il ne nous a pas laissé tomber et est revenu pendant la décennie suivante. » Entre-temps, Hastry planche sur son sujet, étudie les configurations d’espaces, les essaie, expérimente, apprend, mouille sa chemise. Et puis, « luck timing », il rencontre la nouvelle génération de musique belge, emmenée par Pierre Rapsat, Jo Lemaire et TC Matic, groupe fringant d’Arno en passe de toucher un début d’audience internationale avec son Putain Putain.

Quarante ans de souvenirs pour une belle galerie de visiteurs.
Quarante ans de souvenirs pour une belle galerie de visiteurs.© Philippe Cornet

Compresseur de 1948

D’ailleurs, ces jours-ci, Arno débute toujours à l’ICP les sessions de son prochain album. Occasion pour Hastry de parler de la fidélité et de ses conséquences: « Arno, en solo ou en groupe, a pratiquement bouclé toute sa discographie à l’ICP. Et c’est en entendant un disque de TC Matic que Bashung est venu vers nous. » Le studio comme matriochka: découvrez une poupée-boîte et elle vous emmène à la suivante. La relation avec Alain Bashung commence alors qu’il travaille au début des années 1980 sur S.O.S. Amor et Touche pas à mon pote: à « deux ou trois albums près », le lien perdurera jusqu’à la fin prématurée, au printemps 2009, du plus audacieux des timides français. « Le plus difficile dans ce métier, c’est d’établir une relation de confiance avec les gens, et si vous regardez la carrière de ce studio, les artistes reviennent systématiquement. Et puis Bruxelles rayonne sur plusieurs pays, nous sortant d’un marché belge qui, à lui seul, ne nous aurait pas permis de tenir. »

Bashung a laissé des traces, notamment dans sa façon de constamment expérimenter : il procède par superpositions, multiplie les essais pour une même chanson, se donne l’option ne pas choisir d’emblée. Il est précisément au bon endroit, celui du champ des possibles, avec quatre ingés sons/mixeurs et éventuellement producteurs maisons, présents depuis les quasi-débuts (1). Sans oublier la vaste série d’amplis, effets et instruments mis à la disposition des musiciens par l’ICP. « Vous voyez cette boîte? Un compresseur américain de 1948, extrêmement rare », explique John avant de nous guider dans l’une des pièces garnies de dizaines de raretés gracieusement mises à la disposition des visiteurs: « En Grande-Bretagne, les studios facturent à l’instrument emprunté, je me vois mal adopter cette pratique parce que ce serait mettre les musiciens, en particulier ceux qui font leur premier disque, devant un étalage et leur dire ensuite que s’ils n’ont pas le budget, ils ne peuvent rien toucher. Ce partage, ces échanges qui m’apprennent tous les jours quelque chose, nous ont sauvé des home studios qui n’offrent pas du tout ces possibilités. »

Alors des crises survenues en quatre décennies, il y a bien eu l’après-2008 « où on a senti les maisons de disques plus frileuses à investir » mais surtout la période après le 22 mars 2016: « Là, il y a un groupe (NDLR: que John Hastry ne désire pas nommer) qui a quitté le studio le lendemain même des attentats à Bruxelles. Cela a été dur pendant quelques mois… » Depuis lors, l’ICP a repris tous les poils de sa bête.

(1) Phil Delire, Erwin Autrique, Djoum, Michel Dierickx.

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