JJ Cale, par Madame

Christine Lakeland: "C'était un homme qui aimait expérimenter avec les sonorités comme un peintre qui cherche ses couleurs." © STÉPHANE SEDNAOUI
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Mort à l’été 2013, le grand JJ Cale est honoré par un album d’inédits dignes de son légendaire groove lymphatique. Pour en parler, rencontre avec Madame Cale.

1994. Pour la télé, dans un de ces concepts plus ou moins sensés -« T’as pas une idée pour JJ?« -, on décide d’emmener le coco au zoo d’Anvers. Raccord géographique à la ville où il joue le soir même dans la velourée Salle Reine Elisabeth. Et puis la visite du vivant bestiaire anversois ne semble pas vraiment étrangère à l’animal composite: lézard (la musique), primate (la pilosité), de discrète compagnie (peu loquace). Et puis, le premier album de JJ – Naturally, paru en 1972- met quand même en vedettes de pochette un chien et un raton laveur… « JJ aimait beaucoup les animaux et à San Diego, une ville qui mène un gros travail sur la préservation des espèces menacées, on vivait tout près de ce qui s’appelle aujourd’hui le Zoo Safari Park. Donc on fréquentait constamment des événements liés à la nature et aux animaux. Parce que quand JJ était en confiance avec les gens, il pouvait se montrer extrêmement bavard et amateur de conversations… » Christine Lakeland paraît moins que son âge (elle est de 1954) et parle de Cale avec affection et mélancolie. « D’ailleurs, il n’était pas forcément ce que son image ou sa musique dégageaient. Par exemple, il était avide de nouvelles technologies, curieux de tous les gadgets électroniques. Il adorait câbler des dispositifs entre eux pour voir quel son sortirait de sa guitare. C’était un homme qui aimait expérimenter avec les sonorités comme un peintre qui cherche ses couleurs. Son talent, sa magie, faisaient croire que ses chansons étaient le résultat d’une immédiateté, d’une facilité, mais le travail derrière tout ça était important. »

Christine Lakeland rencontre le chanteur en 1977 à Nashville lors d’un concert de charité pour une prison du Tennessee. Elle vient de la country, notamment en accompagnant la star du genre, Merle Haggard, et ne connaît guère le répertoire de Cale, son aîné de quinze ans, dont les plus gros succès viennent de reprises par autrui, de Clapton à Lynyrd Skynyrd. Cale, visiblement enamouré, invite alors Christine à rejoindre son groupe lors d’un concert la semaine suivante, pour y chanter les harmonies et tenir la guitare rythmique. « C’était un peu comme un boot camp (sourire) où j’ai dû très vite apprendre les accords, les chansons, même s’il était clair que je n’étais pas vraiment indispensable au groupe, que tout irait bien même si je n’étais pas là…On ne s’est pas retrouvés au lit la première nuit, non, mais l’idée de rencontrer quelqu’un qui comprenne la musique et en joue a dû le séduire. Comme les qualités d’humour et de créativité que je voyais aussi en lui. » JJ et Christine passeront donc les 36 années suivantes ensemble, à la scène comme en dehors. Dont une grande partie en vivant dans un motorhome, caravane sur roues qui déménage au gré des humeurs et des désirs du couple. « Dans les années 80, on a traversé plusieurs fois les États-Unis, en menant une vie très simple qui consistait à aller d’un point à l’autre du continent… »

JJ Cale considérait ses albums comme des démos
JJ Cale considérait ses albums comme des démos « pour que les autres s’emparent de ses chansons ».© MICHAEL PUTLAND/GETTY IMAGES

Doigts coincés

Lorsqu’on croise sa route zoologique à Anvers en 1994, JJ Cale bénéficie d’un culte international entiché de son répertoire de tortue funky. Davantage en France et en Flandre qu’en francophonie belge. Et plus en Europe que dans son pays natal. Avec ce qui est autant un style de vie qu’un genre musical: laid-back, décontracté sans être mou du bulbe, génétiquement cool mais occasionnellement poivré. Comme le riff de guitare qui draine sa chanson la plus connue, Cocaine, popularisée dans les seventies par Eric Clapton, ayant déjà repris l’autre tube calien, After Midnight. Mais qui est donc John Weldon Cale -devenu JJ pour se distinguer du Cale du Velvet-, issu de décennies d’hybridité folk-blues-rock nord-américaine? La rencontre anversoise commence moyennement bien lorsque l’attaché de presse (Virgin, à l’époque) remonte trop rapidement la vitre de la bagnole et y coince les doigts du guitariste… Le brusque « aïe » rappelle que c’est d’autant moins conseillé quand cela se passe à quelques heures d’un concert dont vous êtes aussi le guitariste. Du genre à faire voyager son précieux instru, une Harmony vieillissante, à côté de lui dans l’avion plutôt que dans les soutes réfrigérées. Bref, là où toute star idéalement en phase avec son ego par définition en expansion constante eut exigé l’éviscération immédiate du coupable, JJ s’est contenté d’un bref noir regard au Virgin boy contrit. L’éventuelle ire planquée derrière des verres teintés, la tignasse broussailleuse entourée d’un élégant porte-tifs, lui-même ceintré d’un bout de tissu coloré. Comme les teintes parfumées émergeant d’une discographie solo plutôt économe: quatorze albums studio sortis entre 1972 et 2009. Christine: « John possédait un phrasé unique, une façon très particulière de traiter les rythmes. Entre 1977 et 2013, date de sa mort d’une crise cardiaque, il a toujours été conscient que le monde possédait de meilleurs chanteurs que lui. Considérant que ses disques étaient plutôt des démos pour que les autres s’emparent de ses chansons, y compris des femmes comme Cissy Houston ou Maria Muldaur. C’est peut-être pour ça qu’il avait tendance à mixer sa voix assez bas: il n’essayait ni de se tromper lui-même, ni de tromper les autres. Sa seule déception, peut-être, a été que certaines personnes rangent sa musique dans la catégorie des choses simples, voire simplistes. Mais le fait d’avoir du succès commercial, surtout par les autres, lui permettait aussi d’écrire, tranquillement à la maison, dans son atelier à chansons.« 

After Midnight

JJ Cale grandit en Oklahoma, « de manière absolument banale, jouant de la musique en rue avec des potes avant de se produire dans le circuit des bars de Tulsa« . Fils d’une mère au foyer et d’un père ouvrier sur les routes, JJ fait partie des innombrables musiciens-galériens des années 60. Convié au service militaire, il se retrouve planton au service technique de l’Air Force de l’Illinois: c’est dans ces circonstances qu’il prend ses premières leçons d’électronique qui, plus tard, l’amèneront à bidouiller le son… Il a déjà 28 ans et survit comme ingé son dans les studios de Los Angeles, lorsque il sort en demo-45 tours -la pratique de l’époque- After Midnight. Clapton, séduit par la « soulful white music » de Cale, enregistre le titre quatre ans plus tard, en 1970, pour son premier album solo. Ce que Cale -alors à la limite de la pauvreté- ignore, jusqu’au jour où le titre funky-punchy devient un tube sur les radios nord-américaines. Entre le gars qui semble sorti de péquenot-ville et le play-boy anglais collectionneur de Ferrari s’établit une longue relation musicale. Clapton transforme en or la poudre de Cocaine –chanson anti-drogue- signée en 1977 par Cale et puis boucle avec le même un album commun, The Road to Escondido, Grammy Award en 2008. Suivra un hommage discographique –The Breeze: An Appreciation of JJ Cale– organisé par Clapton avec des références comme Mark Knopfler, Willie Nelson ou Tom Petty, un an après la mort du chanteur. Christine: « Clapton et JJ s’entendaient vraiment bien, même s’ils ne se voyaient guère et qu’ils ont finalement passé peu de temps ensemble. Ce sont deux personnalités extrêmement fortes et Eric savait que John n’aimait pas les interviews ou le showbiz, mais quand la musique passait entre eux deux, elle passait bien. » Si la connexion blues/vintage est d’évidence, JJ Cale ne fascine pas seulement le cheptel de Classic 21 puisqu’au fil des décennies, ses chansons seront reprises par des auteurs aussi différents que Wire, Waylon Jennings, Cameo, Beck, The Band, Lucinda Williams, Spiritualized ou encore Bryan Ferry.

Un style laid-back que Clapton qualifiait de
Un style laid-back que Clapton qualifiait de « soulful white music ».© PHILIPPE CORNET

Chagrin et colère

Le « nouvel album » ne passera donc pas inaperçu. Stay Around est une réussite cohérente plutôt qu’un assemblage opportuniste de fonds de tiroir. Christine: « J’ai évidemment été surprise par la mort de John, même si à 74 ans, il n’était plus tout jeune. J’ai passé plusieurs années dans une sorte de brouillard titubant avant de pouvoir écouter ce qu’il y avait vraiment sur les disques durs qu’il avait laissés. Il a fallu que je ne sois plus dans une situation de chagrin et même de colère qui était celle succédant à sa mort. Pas mal de chansons avaient été enregistrées par lui seul, d’autres en compagnie d’un groupe de musiciens. Et la plupart comportaient de nombreux mix. Le seul véritable vieux morceau, c’est My Baby Blues, enregistré en 1980 mais revisité par la suite. » La plupart des titres de Stay Around datent de la période qui va donc du milieu des années 90 au début des années 2010, Lakeland passant 30 mois à travailler sur le projet. Comme souvent chez Cale, il est question d’amour et de sexe, de plaisirs variés d’un auteur qui ne traite pas seulement de ses expériences personnelles. Avec un soin particulier accordé par Christine à l’authenticité: peu voire aucun overdub n’a été ajouté aux compositions originales, le plus souvent cuisinées dans la maison californienne des Cale. « Je me suis sentie libre de donner aux gens la possibilité d’écouter de nouvelles musiques de JJ Cale, quelque chose qui le rendrait fier et qui rappelle qu’il aurait eu 80 ans en décembre 2018. Un message musical y compris vis-à-vis de la nouvelle génération, celle de Beyoncé. John doit savoir tout ça, d’une manière ou d’une autre. C’est un peu flippant de le penser, mais flippant dans le bon sens. »

JJ Cale « Stay Around »

Distribué par Caroline. ****

JJ Cale, par Madame

« Ma chanson préférée sur le disque est Stay Around, elle me brise le coeur. » Le choix de Christine Lakeland n’est pas seulement guidé par son rapport direct avec ce morceau d’amour, il l’est aussi par l’intrépide mélodie du titre. Part d’un ensemble de quinze chansons qui s’écoutent sans effort ni impatience, les titres s’enchaînant dans un jus folky-blues-rock dont on sent bien qu’il a mariné pendant plusieurs décennies. Avec le groove typiquement calien (Chasing You), des effluves à la Django Reinhardt (Oh My My), une virée latino (Maria) et une indéniable romance (Tell Daddy). C’est beau et moins simple qu’il n’y paraît d’abord: un feelgood album.

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