Isha & Limsa qui sortent le second volume de leur franchise Bitume caviar, un nouveau Melody Echo’s Chamber, la découverte du jeune Sharp Pins, etc… Petit tour des disques marquants du moment.
1. Isha & Limsa d’Aulnay – Bitume caviar vol 2
L’un est Bruxellois, d’origine congolaise –Isha. L’autre est Parisien, d’origine algérienne –Limsa d’Aulnay. Tous les deux sont nés en 1986. Tous les deux pieds et poings liés au rap, pour le meilleur et pour le pire. En 2023, un premier projet a permis de concrétiser la bromance hip-hop entre Isha & Limsa. Avec sa pochette iconique –signée Romain Garcin– et ses morceaux couleur béton, le premier volume de Bitume caviar avait l’allure d’un classique rap instantané. Deux ans plus tard, Isha & Limsa remettent le couvert. Pas forcément mieux lunés. Le premier volume s’ouvrait avec Clio 4. Le deuxième démarre en Berlingo. Autre modèle, même spleen poisseux.
Avec Isha & Limsa, le rap revient en effet à ses fondamentaux, cherchant à raconter la «galère» pour mieux s’en extraire, à transformer le bitume en caviar. Pas question de romantiser la «street» pour autant. Publié début octobre, le premier single, Fin de ce monde, avait déjà posé l’ambiance: « Tu ne vois pas qu’on est les damnés de la Terre?», enfonce Isha, juste après avoir balancé: «Je retrouve toujours de la moisissure/Chaque fois que je découpe une tranche de vie»… Limsa n’est pas en reste: «Quand je guette les infos/il me faut dix secondes pour maudire ce monde.» L’humour (vachard) n’a pas disparu. Mais plus que jamais, pour Isha & Limsa, noir, c’est noir. Pour accompagner leur désespoir, ils peuvent compter sur des productions quatre étoiles. Signées en majorité par Lucci et Dee Eye, épaulés par JeanJass, elles donnent à ce second volet une couleur presque soul –le groove scintillant de Visiblement, la mélancolie soyeuse de La vie qu’on mène, avec Yamê. Un écrin idéal pour Isha & Limsa qui, s’ils avouent ne pas être toujours sincères («Je suis même capable de mentir à mon journal intime», concède Isha sur Ça suffit pas), n’en sonnent pas moins vrais et authentiques, réussissant souvent à dire tout le malheur du monde à travers un détail. ● L.H.
Distribué par Feelsafe/Logique Records/Demain. Le 14 mai, à l’Ancienne Belgique, à Bruxelles.
La cote de Focus : 4/5
2. Melody’s Echo Chamber – Unclouded
En 2010, tandis que son groupe My Bee’s Garden assurait la première partie de Tame Impala en tournée européenne, la Française Melody Prochet faisait la connaissance de son leader Kevin Parker. Une rencontre amoureuse qui déboucherait quelques mois plus tard sur le premier album de Melody’s Echo Chamber. Un disque enregistré dans le studio de l’Australien à Perth et finalisé dans le sud de France et la maison de bord de mer de sa grand-mère.
Quinze ans plus tard, Prochet s’offre un quatrième effort en solitaire (mais pas vraiment). Dans la chambre d’écho de Melody, il y a du Mazzy Star, du Stereolab et du Françoise Hardy. La participation de Sven Wunder, le coup de main de Malcolm Catto, batteur des Heliocentrics, et une collaboration avec El Michels Affair (sur l’entêtant et groovy Daisy). Rêveur et lumineux.● J.B.
Distribué par Domino/V2.
La cote de Focus : 3,5/5
3. Sharp Pins – Balloon Balloon Balloon
Vous êtes restés coincés dans les années 60 voire éprouvez une nostalgie pour cette époque dorée de la musique que vous n’avez pas connue? Vous adorez les Beatles, êtes un fan inconditionnel de Big Star et avez à jamais succombé aux charmes d’Alex Chilton? Ce disque est fait pour vous.
Sharp Pins est le projet solo de Kai Slater, jeune, habile et prolifique américain de seulement 21 ans déjà pilier de la scène Do It Yourself chicagoane. Guitariste et chanteur du groupe Lifeguard (il fait aussi partie d’A Towering Raven, de Dwaal Troupe et de Sublime Jupiter Snake Duo), Slater est un songwriter à la conscience politique aiguisée (son père est professeur de science po) mais aussi le petit fils caché de Paul McCartney. Slacker rock, pop plus ou moins psyché… En 18 titres et trois intermèdes pour même pas trois quarts d’heure de musique, le génial gamin partage son amour des Kinks, des Byrds, des Beach Boys et de bien d’autres choses encore. Les Shins, les Allah-Las et le premier Foxygen se sont trouvé un fort prometteur successeur… ● J.B.
Distribué par Perennial.
La cote de Focus : 4/5
4. keiyaA – Hooke’s Law
Il y a cinq ans, keiyaA sortait son premier album. Disque insulaire, volontiers brumeux, Forever Ya Girl avait constitué l’une des sorties r’n’b les plus intrigantes et addictives de 2020, parfait compagnon pour les journées ouatées du confinement. L’Américaine, née Chakeyia Richmond, revient aujourd’hui avec Hooke’s Law. Plus dense, intégrant désormais une certaine dose d’humour, il confirme la singularité de son autrice. Disque têtu et sinueux, il doit autant à la pop la plus aventureuse qu’au jazz, par laquelle keiyaA est passée dans sa ville natale de Chicago, avant de bouger à New York. En physique, la «loi de Hooke» est celle qui modélise la résistance des ressorts mis sous pression. La métaphore est claire pour une musique qui dilue son spleen existentiel et ses déceptions amoureuses dans une musique languide, se déployant à son rythme, à l’image d’un titre comme Lateeee, chaloupant sous l’Auto-Tune mutant, ou de motions et son groove en pointillé. ● L.H.
Distribué par XL Recordings.
La cote de Focus : 4/5
5. Oneohtrix Point Never – Tranquilizer
Depuis une vingtaine d’années, Oneohtrix Point Never trace une trajectoire musicale unique en son genre. Ancré dans l’électronique la plus expérimentale, Daniel Lopatin, de son vrai nom, s’est également immiscé petit à petit dans la sphère pop par le biais de b.o. pour le cinéma (celle de Good Time, primée à Cannes en 2017, ou encore d’Uncut Gems), mais aussi par des collaborations avec quelques-uns des plus gros hitmakers de la planète pop (de The Weeknd à Charli XCX).
Souvent, les recherches de l’Américain peuvent paraître étranges, conceptuelles, mais sans jamais tomber dans l’abstraction pure. Pour son nouveau Tranquilizer, il s’est ainsi appuyé sur des collections de samples libres de droit, issus essentiellement de vieux CD des années 1990 et 2000. Au départ, le musicien les a découverts sur la «bibliothèque» en ligne, Internet Archive. Au moment de retourner sur la page en question, il constate cependant que tout a disparu, des milliers de samples évanouis dans la «matrice». Le matériel sonore finira par réapparaître. L’épisode fera évidemment réfléchir Lopatin: que deviennent des archives digitales quand on retire la prise? Le thème de la mémoire est présent en creux dans toute la discographie de Oneohtrix Point Never. Ici, il prend encore plus de poids sur un disque aux mille détours, des remous de Lifeworld aux notes de piano contrariées de Fear of Symmetry aux passages faussement apaisés de Rodl Glide. Comme les meilleurs trips ambient, Tranquilizer est évidemment tout sauf une musique «de fond», ne s’appréciant jamais autant que dans une écoute concentrée. Enfilez votre casque! ● L.H.
Distribué par Warp.
La cote de Focus : 4/5
6. Micah P. Hinson – The Tomorrow Man
Du haut de ses 44 ans, de son petit mètre 90 et de son parcours de miraculé, Micah P. Hinson pourrait toiser la vie et le monde sans que quiconque puisse y trouver à redire. Enfance dans une famille fondamentaliste et une secte chrétienne assez extrême, qu’il a fini par fuir, addictions, dépressions, bouts d’existence sans toit et sans le sou… Originaire de la tribu Chickasaw réputée courageuse, fière et résiliente, le natif de Memphis dans le Tennessee a même failli perdre la vie et l’usage de ses bras en 2011 dans un terrible accident de la route en Espagne. Après un concert exceptionnel au festival Sonic City début novembre (…), le singer-songwriter vient aussi de sortir avec The Tomorrow Man l’un des albums de l’année.
Ecrit en Espagne et au Texas après une période de profonde transformation personnelle, artistique, spirituelle et politique, The Tomorrow Man a, comme son prédécesseur I Lie to You (2022), été enregistré sous la direction du producteur Asso Stefana. (…) Mis en boîte à Milan avec des membres d’un grand orchestre (l’Orchestra Filarmonica di Benevento), superbement arrangé, bouleversant de bout en bout, The Tomorrow Man est un tour de force. Une merveille de disque qui arrache des larmes aux cailloux et fait fondre les cœurs de pierre. Micah P. Hinson y mène une lutte acharnée entre l’espoir et la désillusion. Aussi sophistiqué que profond, tantôt plein de souffle (Hallow) tantôt dans la retenue et le dépouillement (Take It Slow), The Tomorrow Man est une ode aux âmes solitaires. Une promenade avec soi-même dans les grandes plaines. (…) Homme de demain peut-être mais assurément l’un des singer-songwriters les plus sous-estimés de ces 20 dernières années. ● J.B.
Distribué par Ponderosa Music.
La cote de Focus : 4,5/5
7. Wanda Felicia & Cold Diamond & Mink – Now Is The Time
Dirigé par Sami Kantelinen et Jukka Sarapaa, la section rythmique des Soul Investigators (le band d’une certaine Nicole Willis) et des Cold Diamond & Mink (ici à l’oeuvre), Timmion Records est un peu le Daptone Finlandais. Soit une maison de disques qui fait fondre la neige d’Helsinki avec de la soul et du funk vintage. Juste retour des choses. C’est avec ces artisans du grand nord que la chanteuse de Brooklyn installée à Amsterdam Wanda Felicia a enregistré et sort aujourd’hui son premier album.
Jadis active dans la scène house et acid jazz new-yorkaise mais disparue des projecteurs depuis environ 20 ans maintenant, Wanda Felicia dégaine avec Now Is The Time un disque vintage qui a la classe et le savoir-faire. Direction les années 60 et 70. Fièvre groovy du samedi soir, vapeurs nicotinées du dimanche matin… Le single Stuck On You donne le ton d’un disque chaud, joliment orchestré et bien ficelé taillé pour celles et ceux qui cherchent une héritière à Sharon Jones et autre Amy Winehouse… Soul power.● J.B.
Distribué par Timmion Records/Konkurrent.
La cote de Focus : 3,5/5