Gringe, glandeur nature

"Orelsan et moi, on a des approches différentes. Il est plus opaque là où j'ai parfois du mal à mettre des filtres." © DR
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Longtemps dans l’ombre d’Orelsan, Gringe multiplie désormais les rôles au cinéma et sort un premier album solo, qui troque la farce pour la confession intime. Entretien avec un rappeur sans filtre.

On n’est jamais mieux servi que par soi-même. Sur son premier disque solo, Gringe fait lui-même les présentations. « C’est moi l’inconnu du grand public avec un double platine. » Pas faux.

L’intéressé fait évidemment référence aux Casseurs Flowters, le duo de branleurs magnifiques formé avec Orelsan, et à ses deux albums. Le premier sort en 2013. Les potes y pratiquent un genre de comedy rap assez rare dans le paysage français. Ils s’amusent à camper « 2 connards », jeunes flemmards, spécialistes de l’auto-sabotage. « Based on a true story », indique le générique… Deux ans plus tard, l’histoire est d’ailleurs prolongée dans un long métrage. Co-réalisé par Orelsan, Comment c’est loin est un buddy movie hip-hop provincial jubilatoire. La bande-son inclut notamment le tube À l’heure où je me couche, ainsi qu’Inachevés, hymne définitif sur l’art de la glande et de la procrastination. La même année, le duo enchaîne encore avec un programme court, Bloqués, diffusé sur Canal+: accrochés à leur divan, les deux pieds nickelés appuient encore un peu plus leurs personnages de losers apathiques.

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Quand on rencontre Gringe dans les bureaux de son label parisien, il reprend involontairement la pose: enfoncé dans le sofa, bonnet sur le crâne. Mais le clin d’oeil s’arrête là. Si Gringe est Guillaume Tranchant, dans la vraie vie, Guillaume Tranchant n’est pas tout à fait Gringe. Enfin, c’est compliqué… Ce qui est sûr, c’est que depuis Comment c’est loin, l’homme a pris goût au cinéma. Après un rôle dans Carbone d’Olivier Marchal (aux côtés de Magimel, Depardieu, etc.), il est actuellement à l’affiche des Chatouilles, avant d’enchaîner avec L’Heure de sortie et la comédie Damien veut changer le monde. Pas mal pour celui qui a notamment rappé: « J’ai jamais rien fini sauf ce que j’ai entrepris de gâcher »… À 38 ans, la carrière de Gringe a pris un nouveau tournant. À moins qu’elle ne commence seulement.

La fête est finie

En novembre dernier, Gringe a donc sorti son premier album solo, intitulé Enfant lune. Un disque un peu bancal, mal fagoté, aussi maladroit que sincère. Ce n’est pas nous qui le disons. Mais Gringe lui-même. Autant dire qu’en interview, il est à la fois sa meilleure publicité et son pire avocat. Son label doit adorer… Comme quand il a balancé le titre Qui dit mieux: un premier single, sur lequel il réussit à se faire voler la vedette par ses propres invités, Orelsan, Vald et Suikon Blaz AD… « En fait, je ne voulais pas le sortir. Notamment parce que c’est l’un des morceaux les moins représentatifs de l’album. Mais la date de sortie se rapprochait, et les autres clips n’étaient pas prêts. Il fallait ouvrir une chaîne YouTube pour ramener du monde, etc. Donc on a fait Qui dit mieux. Et de fait, cela a braqué les projecteurs sur le disque. Mais pour être honnête, c’est l’un des titres où je me suis le moins foulé. D’ailleurs, ça n’a pas manqué, je me suis fait mettre à l’amende par les trois autres (rires). Tant pis. Parce que, derrière, j’arrive avec Scanner. » Où, en effet, Gringe, « esprit éclairé/mode de vie sombre », tombe le masque et la blague pour s’attaquer à ses traumas plus personnels.

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Pendant longtemps, Gringe a préféré regarder passer les trains. Un contemplatif glandeur nature, léthargique jusqu’à la dépression. « Jusqu’il y a quatre-cinq ans, j’avais jamais vraiment bossé, par exemple. » Même s’il y avait déjà le rap. « Oui, enfin, je suivais surtout Orel, je le backais sur scène, je faisais la choriste (sic). Je prenais mon billet, je voyais du pays, mais je ne foutais rien, je n’avais aucune ambition… » En 2011, Orelsan écrit La Morale, sur son album Le Chant des sirènes. Gringe se sent légèrement visé. « Allongé dans quinze mètres carrés/À te demander où sont passées les dix dernières années/Tu vis sur les aides, tu vis sur les nerfs/Tu supportes plus qu’on t’chambre, tu t’énerves », écrit son pote. « Sur le coup, ça m’a énervé, j’avais l’impression de me retrouver à poil devant tout le monde. Orel avait beau dire qu’il ne parlait pas précisément de moi, j’avais bien compris le message » (sourire).

Alors, en 2012, Gringe finit par se barrer de Caen et monte à Paris. Sa copine de l’époque le convainc de reprendre des études. « J’ai terminé ma licence en communication. Hormis peut-être les cours d’écriture journalistique et sur le cinéma italien, je ne peux pas dire que cela m’a vraiment passionné. Mais cela m’a reconnecté au monde. » Le premier album des Casseurs Flowters arrive dans la foulée. Le rappeur dégagé se prend au jeu. Il faut dire qu’il n’a pas trop à se forcer pour endosser le costume de flemmard désenchanté. « Même si c’était des personnages, ils étaient aussi largement autobiographiques. Un morceau comme Les Putes et moi, par exemple, aussi contestable soit-il, correspond à une époque où on y allait vraiment, parce qu’on était des petits gamins puceaux un peu débiles, et dénués de toute morale. Je sais que cela fait chaque fois tiquer Orel quand je raconte ça. On a des approches différentes. Il est plus opaque là où j’ai parfois du mal à mettre des filtres. »

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C’est plus que jamais le cas sur son premier album solo. Avec Enfant lune, Gringe se jette à l’eau. Et balance. Ses relations amoureuses compliquées – « j’anguille en permanence »-, la maladie mentale de son frère, ou encore un père absent. Le rappeur-kickeur-blagueur n’a pas complètement disparu. « Il reste des morceaux comme Konnichiwa ou Qui dit mieux, plus proches de l’esprit Casseurs Flowters. Mais je m’en débarrasse assez rapidement. Ils sont sur le disque, mais quand je les écoute aujourd’hui, ils m’emmerdent, ils n’y ont pas vraiment leur place. » Le personnage cynique et vachard des Casseurs Flowters est appelé à s’effacer petit à petit. Place à une autre vérité.

Gringe essoré

La quête de soi laisse rarement indemne. En confectionnant l’album, Gringe a souvent morflé. « Comme on dit vulgairement, j’ai touillé la merde. Et réveillé toute une série de vieux démons. En écrivant le disque, je me suis retrouvé dans des états lamentables, ma copine me disait d’arrêter, que ce n’était pas pour moi » (rires). Mais le rappeur s’accroche. Au passage, l’exercice le pousse à changer son écriture, désormais plus directe. « Certains me le reprochent aujourd’hui: « Tu t’es pas pris la tête, tu chouines tout le temps, où sont les punchlines, les métaphores? » Mais je voulais justement éviter ça, et poser des mots simples sur des sensations et des émotions. Je savais que si je commençais à me branler le cerveau, comme je peux très bien le faire, j’allais perdre tout le monde. J’avais envie d’un disque personnel, mais sans que cela ne devienne chiant, ou que ça parte dans des discours ‘méta’ un peu lourdingues. »

Cette ambition a eu d’autres conséquences. Si les textes se font plus directs, la musique aussi évite de chercher midi à quatorze heures, presque pop par moments. Gringe a ainsi collaboré avec Léa Castel, chanteuse/compositrice au CV plutôt pop et variét’. « Au départ, on évolue dans des univers très différents, c’est vrai. Mais on partage une certaine sensibilité, une empathie. Quand je l’ai rencontrée, cela faisait sept-huit mois que je me prenais la tête en studio. En arrivant, elle a tout de suite donné plusieurs clés, et m’a connecté aux bonnes personnes. Elle m’a sauvé d’un album purement laboratoire. »

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L’un des exemples de cette collaboration est le titre Scanner -sur lequel Léa Castel chante- ou encore Pièces détachées –sur lequel… Gringe chante. « Je n’arrivais pas à terminer le morceau. Elle l’a pris en main, et rejoué la production en allant directement à l’essentiel. Je suis tombé dans ses bras: pour la première fois de ma vie, je passais d’un rap à une vraie chanson. »

Ce n’est sans doute pas un hasard si les deux morceaux sont aussi ceux où le rappeur s’ouvre le plus, déterrant dans son histoire familiale les racines de ses angoisses et de son instabilité. « Je n’arrive à m’installer dans rien. Cela fait trois ans que je vis dans mon appart, et mes caisses ne sont toujours pas déballées » (sourire). Scanner revient sur la maladie de son petit frère, atteint de schizophrénie après une prise de drogues en soirée – « Cerveau disloqué, convulsions hardcore et plus personne à bord pour piloter/Juste tes potes te ramènent à la maison mais trop tard pour qu’on te ramène à la raison ».

Quant à Pièces détachées, c’est à son père peu présent que le rappeur s’adresse – « J’ai passé mon temps à fuir, un peu comme mon père l’a fait ». A-t-il entendu le morceau?  » Oui, oui… Sa réaction? Disons qu’on a un drôle de rapport tous les deux… J’ai essayé de lui expliquer que j’ai écrit ça par amour. Mais c’est difficilement audible pour lui, il s’est senti blessé. Là, je suis en train de bosser sur un morceau où je dis par exemple: « Je voulais recoller les morceaux et faire quelques cachets/ J’ai juste démoli mon père avec Pièces détachées. » C’est compliqué… » Comme le chantait R.E.M., everybody hurts . « Sometimes… »

Gringe, Enfant lune, distr. Pias. ***

En concert le 01/02 au Reflektor, Liège, et le 05/07 aux Ardentes.

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La main sur le coeur

À quel moment cela a-t-il basculé? Longtemps, le rap s’est agité dans la rue (pour revendiquer), sur la piste de danse (pour danser). Mais de plus en plus souvent, il s’est aussi installé sur le divan. Comme si l’ego trip vantard avait laissé en partie la place au grand déballage personnel. Exemples.

Eminem

« Je viens de découvrir que ma mère prend encore plus de drogues que moi/Je lui ai dit que quand je serai un rappeur célèbre/je ferai un disque sur le fait de se camer et lui donnerai son nom. » (My Name Is, 1999)

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Eminem est-il le premier à avoir déformé réellement l’ego trip en ego strip? En 1999, à l’heure où triomphe la téléréalité, Marshall Mathers transforme son histoire perso en feuilleton familial white trash, avec The Slim Shady, son premier album avec Dr. Dre. L’humour à la sulfateuse n’épargne personne. En premier lieu, sa mère, qui assignera le fiston en justice… Trois ans plus tard, Eminem s’excusera sur l’explicite Cleaning Out My Closet (« Désolé maman, je ne voulais pas te faire pleurer/Mais ce soir, je nettoie les placards »).

Kanye West

« Je trouve toujours quelque chose qui cloche/Cela fait trop longtemps que tu dois encaisser cela/Je suis tellement doué pour dénicher ce que je déteste le plus/Qu’il est grand temps pour nous de lever notre verre. » (Runaway, 2010)

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Derrière la provoc’ et le trollage intensif, l’arrogance et les déclarations intempestives, Kanye West est aussi le premier à creuser ses angoisses et ses troubles mentaux, album après album. Comme sur la pochette de son dernier album, Ye, qui proclamait « I hate being bipolar, it’s awesome »

Kendrick Lamar

« Je connais tes secrets, négro/Tes fréquentes variations d’humeur, négro/Je sais que la dépression pèse sur ton coeur. » (u, 2015)

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Kendrick Lamar est-il le nouveau messie du rap? La version crucifiée alors, se permettant le doute. Ni gangster, ni sauveur, le rappeur réussit à la fois à parler pour sa communauté, et à évoquer ses propres questionnements existentiels, refusant tout simplisme.

Lomepal

« De l’alcool pour oublier, on s’assomme à dix/De toute façon quand la douleur se barre, je somatise. » (Sur le sol, 2017)

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Sur son album Flip, Lomepal fait autant le malin qu’il évoque une histoire familiale secouée. Notamment avec Sur le sol, qui termine l’album en évoquant la santé bancale de sa mère – « Huit heures du matin, quelques cahiers dans la main, j’enjambe ma mère sur le sol/J’ai même pas l’air embêté, j’encaisse mal la vérité, j’dis des mensonges à l’école ». Glaçant.

Loyle Carner

« Tout le monde me dit que je suis déprimé/Bien sûr que je suis déprimé, mon père me manque à crever. » (BFG, 2014)

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Pour la pochette de son premier album, sorti en 2017, Loyle Carner a fait poser dans le jardin tout son voisinage, ses potes, et surtout sa famille. De fait, le jeune Anglais envisage le rap comme un journal intime où il raconte le père absent, le beau-père adoré (décédé brutalement en 2015), et surtout une mère qui se retrouve partout, aussi bien en invitée de ses morceaux que dans ses clips (voir encore le récent You Don’t Know).

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