De Meyer-Lederman, l’électrochoc

Une collaboration entre deux pionniers de l'électro, du punk et de la new wave belge, ça s'arrose. © PHILIPPE CORNET
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Quand le chanteur de Front 242 Jean-Luc De Meyer confronte son écriture dilatée à l’offre digitale de Jean-Marc Lederman, cela donne un album brillamment écolo-sémantique.

Sorti en juin, l’album signé Lederman-De Meyer est titré Eleven Grinding Songs, soit quelque chose comme « onze chansons broyées ». Ce qui qualifie assez justement le parcours de nos désormais sexagénaires -tous deux sont de 1957- eau et feu apparents. Dans le rôle (faussement) tranquille de l’homme-synthé, Jean-Marc Lederman, autodidacte titulaire d’une carrière qui emballe musiques pour films et jeux vidéo, écriture à succès pour autrui (Bashung) et franche participation aux semi-mythiques Fad Gadget, The The, The Weathermen et aux plus belges Streets, Digital Dance et Kid Montana. Face à lui, Jean-Luc De Meyer, t-shirt Kraftwerk, historien de formation, Jettois émigré en Brabant: depuis 37 ans, il connaît l’une des plus étonnantes carrières belgo-internationales au sein de Front 242, essentiel groupe national. Amateur niveau pro de jeux de mots et trafics de syllabes, témoignant d’une admiration pour Georges Perec, l’Oulipo et une lecture multidécalée de la vie, entre autres passée par le job de manager aux ressources humaines d’une boîte d’assurances. Les deux Bruxellois se rencontrent au tout début de la décennie 1990 lorsque Jean-Marc, qui travaille chez Pias, est débauché par Art & Strategy, ASBL gérant depuis Aarschot la carrière de Front 242, en pleine ascension via sa signature prometteuse chez Epic USA. Il y reste quatre ans, croisant forcément le loustic De Meyer.

On est trois jours après la prestation triomphale de Front aux Lokerse Feesten et Jean-Luc reste bluffé par l’accueil réservé aux initiateurs de l’Electronic Body Music: « C’était formidable, surtout au catering qui t’offrait carrément un menu pour choisir le repas. » Sourire demeyeresque. Cette constante vision épicurienne de la réalité, le chanteur n’a cessé de la développer au fil du temps, précisant au passage que Front, suite à un concert à Nandrin et deux autres aux Pays-Bas, « après 38 ans d’existence, va sans doute en rester là ». À voir. Mais là, dans l’instant, les deux Jean, Luc et Marc, ont l’impression juste d’avoir réalisé un album totalement libertaire, parti sur une commande faite à Lederman d’une reprise du Back to Nature de Fad Gadget, morceau incendiaire de 1979. Jean-Marc ayant d’ailleurs collaboré au fameux groupe de Frank Tovey dans la foulée de ce hit inattendu: « Je me suis demandé qui pourrait la chanter et j’ai pensé à Jean-Luc, sur un son digital sans que cela ne sonne digital. » On est en 2017 et voilà la bonne pioche puisque ce titre, chauffé à blanc sur l’album, est le point de départ d’une pelote de laine (électronique) que Jean-Luc précise: « C’est exactement cela, une idée découle d’une autre et puis on s’est retrouvés assez vite avec trois, quatre, cinq titres. »Toujours modelés selon la même méthode. Jean-Marc imagine la musique électronique et l’envoie à Jean-Luc, qui enregistre la voix chez lui, en toute indépendance: « Sans le son, je ne peux pas y aller, et au-delà de cela, j’ai besoin d’être juste face à moi-même, chez moi et pas dans un box de studio. » Là, se trouve sans doute l’une des clés de ce Lederman-De Meyer: gratter les croûtes de nos anxiétés contemporaines -tensions militaires ou menaces environnementales- en empruntant des voies conjuguées à la première personne. Avec aussi ce « tronc commun de références sur lesquelles on se comprend beaucoup » de deux mecs ayant pleinement vécu le punk-new wave. Un ADN qui, selon Jean-Marc, « fait qu’on se comprend instantanément, qu’il n’y a aucune prise de tête ni confrontation, que chacun sent d’emblée si cela lui plaît ou pas, loin d’un disque d’EBM, sans contrainte. On est arrivés à une relation professionnelle et amicale sans aucun point d’achoppement. Le processus de création a d’ailleurs été extrêmement rapide. »

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Post-Mayence

Le résultat des deux parcours se tient dans ces onze morceaux et plus si affinités, puisque ce premier album n’est que le prédécesseur d’un second, déjà bien pressenti selon Jean-Luc: « Lors de la tournée de Front en avril de cette année-ci, j’avais en tête un morceau de folk bulgare-macédonien (sic), et je me suis dit que je voulais le transformer en un beat ultra-rapide. C’est l’essence-même de la vie: continuer à être ouvert aux choses, sortir de la zone de confort. » Ce qui amène l’album à reprendre un titre de Wire comme un texte de Baudelaire traduit en anglais, avec une avide curiosité naturelle. Celle qui amène Jean-Luc, « toujours amoureux des lettres », à flasher considérablement sur Mayence et Gutenberg, grosso modo, inventeur de l’imprimerie pré-moderne au XVe siècle. Voilà même le frontman de Front voulant devenir guide anglais/ français de cette cité allemande aux fondations romaines, et qui, désormais diplômé, balade officiellement de temps à autre les visiteurs de cette ville en bord de Rhin. Il y a d’ailleurs écrit une bonne partie des textes du disque, retrouvant un chez soi en Allemagne, « faisant à chaque départ du pays une dépression post-Mayence ». Néanmoins décalée. Par exemple, avec ce morceau Tout me fait rire, le seul en langue française, inspiré des bagnards qui, envoyés à Cayenne, n’avaient strictement plus rien à perdre. Jean-Luc résume la chanson et possiblement le moral général de Lederman-De Meyer: « Ces gens qui ont parfois été condamnés pour des fautes qu’ils n’ont pas commises, cela me hérisse et me fait mal. L’attitude de s’affirmer humain par rapport à une société qui te broie est universelle. Notre musique a de la chair, de la couille et de l’âme. Il y a des choses à vivre. » On ne saurait mieux dire de cet album électro-humain défiant généreusement les catégories.

Lederman-De Meyer, Eleven Grinding Songs, distribué par Alfa Matrix. ***(*)

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