Billie Holiday aurait eu 100 ans: Lady Day sings the life

Billie Holiday © Christian De Metter

Née le 7 avril 1915 et décédée le 17 juillet 1959, la chanteuse de jazz surnommée Lady Day aurait fêté son centenaire aujourd’hui. Un anniversaire qui a inspiré ce texte à l’auteur Sébastien Raizer.

Un texte initialement paru dans le Focus Vif du 27 mars 2015, édition spéciale pour les 70 ans de la Série Noire.

« Cent ans », répéta le vieux à Tyke, qui était assis sur le tapis du salon, au milieu d’un rayon de soleil. Les fenêtres entrouvertes laissaient entrer le parfum sucré des gardénias et cela faisait un moment qu’il se demandait combien de personnes atteignaient l’âge de cent ans. Il n’en savait rien, mais il avait entendu dire qu’il y en avait de plus en plus. Lui-même doutait franchement d’entrer dans le club des centenaires, mais pour Tyke, ce serait peut-être possible. Avec beaucoup de chance. Le vieux était persuadé que les Noirs étaient moins nombreux que les autres à atteindre cet âge. Trop de discriminations à tous les niveaux, quand bien même la société faisait tout pour se persuader du contraire. Trop de balles tirées par les voyous et par la police. Trop de misère. Trop de désespoir. Et beaucoup trop de drogues.

Il écoutait From the Original Decca Masters de Billie Holiday tandis que Tyke jouait avec ses cubes en bois. L’un et l’autre se livraient à leur activité préférée: c’était un mardi après-midi parfait. Et c’était le jour du centenaire de la naissance de la sublime Lady Day: le 7 avril 1915, ici même, à Baltimore, en plein carrefour entre le sud et le nord. Un peu comme la 8 Mile Road de Detroit, mais à beaucoup plus grande échelle.

Le vieux avait l’impression de connaître la vie de Billie mieux que celle de sa propre petite-fille, la mère de Tyke -il avait insisté pour qu’elle soit prénommée Eleanora, comme la chanteuse. Il savait même quels passages de sa biographie Lady Day avait réécrits. Sadie Fagan, sa mère, avait 15 ans et Clarence Holiday, son père, 17. Non, ils n’avaient pas la vingtaine et n’étaient pas mariés. Clarence était un vrai hobo, traînant le jour, jouant de la guitare dans les clubs de jazz la nuit. Billie arrive à New York à 13 ans, se prostitue pour survivre et finit au pénitencier de Welfare Island. Le vieux connaissait le nom de tous les musiciens qu’elle avait croisés ensuite, d’abord Benny Goodman, Bobby Henderson, Lester Young, le producteur John H. Hammond, et puis les plus grands, Count, Artie, Dizzy… Il savait presque le montant de ses premiers pourboires et de ses cachets d’enregistrement -33 dollars pour sa première session chez Columbia, en 1933, c’était facile à retenir.

Le vieux connaissait mille anecdotes au sujet de Lady Day, qu’elles soient vraies ou encore plus vraies que la légende. Mais il n’aurait pas pu en dire le dixième au sujet de la mère de Tyke. Il ne savait même pas de quoi sa petite-fille était morte, au juste. Ni de quoi elle avait vécu -ou plus exactement, il préférait ne pas le deviner.

Lorsque Billie, à cause de ses problèmes de drogue, d’argent et d’alcool, se voit privée de sa carte de travail en 1947, elle ne peut plus se produire à New York. Elle vient de purger un an de prison et se réfugie à Baltimore avant d’aller chanter dans tout le pays. C’est ici qu’a eu lieu l’un des premiers événements qui soit parvenu aux oreilles du vieux. Ça s’est peut-être même passé à quelques rues d’ici, pensa-t-il. Un dealer, qui était aussi un admirateur, avait dit à Billie: « Cette merde va te tuer. » Et elle avait répondu: « C’est justement ce que cette merde est censée faire, non? Nous tuer, nous, les nègres pauvres. » Mais dans une autre version de l’histoire, Lady Day avait répondu: « Détrompe-toi, Négro. C’est ne pas chanter qui va me tuer. »

Le vieux essaya de se souvenir à quel âge il avait commencé à écouter Billie Holiday. Peu importe, au fond, se dit-il, parce qu’il ne s’agissait pas d’écouter Billie. Mais de ressentir dans son corps et dans son âme cette fusion de grâce et de désinvolture, ce jeu permanent entre le désespoir et le rire. Certes, Billie n’avait pas la puissance de Bessie, l’Impératrice du blues, ni la tessiture et la technique prodigieuse d’Ella, la Grande dame du jazz, ni la précision et l’amplitude vocale de Sarah, la Divine. Lady Day avait autre chose. Un timbre un peu rocailleux et un léger vibrato. Un swing époustouflant. Et surtout, une pulsation qui emportait tout avec elle, comme une gigantesque et irrésistible vague. Quelque chose d’incompréhensible et de terriblement vivant. Peut-être la vie elle-même, dans son expression la plus pure, la plus dénudée, la plus crue et la plus envoûtante. Le vieux arrêta de réfléchir et, tout en observant son arrière-petit-fils qui essayait d’empiler trois cubes de bois, il se laissa glisser dans la douceur mélancolique de God Bless the Child.

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Yes, the strong gets more / While the weak ones fade / Empty pockets don’t ever make the grade / Mama may have, Papa may have / But God bless the child that’s got his own / That’s got his own.

Le vieux en avait la certitude: Tyke avait compris que sa mère était morte. Peu importe comment, le gamin savait. Tout comme il savait que seule Billie Holiday lui réchaufferait l’âme, désormais, lui donnerait de l’amour, de la tendresse et du réconfort. Peut-être même qu’elle pourrait lui apprendre à vivre jusqu’à cent ans. Car c’était ça, ce qui vibrait dans sa voix: la beauté du prochain lever de soleil. Rien à voir avec ces interprétations de chrétiens blancs qui veulent entendre dans son chant le miroir de sa souffrance sublimée. Non, il s’agissait de la vie, rien que la vie et toute la vie, transformée en grâce.

– Elle chante pour rester en vie, dit le vieux à Tyke, qui oublia un instant ses cubes de bois pour pencher la tête vers lui tandis que Billie entamait You’re My Thrill. Et tu sais quoi, Tyke?, poursuivit le vieux. Tyke cligna des yeux dans le soleil. Elle a réussi. Lady Day est toujours en vie. Et aujourd’hui, elle a cent ans. Incroyable, non?

Le gamin éructa quelque chose qui ressemblait à un rire et jeta un cube en l’air en babillant. Le vieux sourit au gamin.

– Et grâce à son chant, nous aussi, Tyke, nous sommes toujours en vie.

Le sourire du vieux s’élargit davantage. L’air sentait le printemps et l’odeur suave des gardénias. Les mêmes fleurs que Billie portait dans les cheveux.

Ils allaient écouter le disque jusqu’à This Is Heaven to Me. Puis ils iraient chanter dans le jardin, au milieu des fruits étranges. Le plus longtemps possible.

Sébastien Raizer

Co-fondateur des éditions du Camion Blanc spécialisées dans les ouvrages sur le rock, Sébastien Raizer, installé à Kyoto, en a gardé l’esprit et beaucoup d’influences pour son premier thriller, contemporain, musical et « mutant ».

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