Auto-tune (5/6): bagnole et électro, de l’évasion à la transe

Karl Bartos, Ralf Hütter, Wolfgang Flür et Florian Schneider (de gauche à droite) du groupe Kraftwerk au Ritz, New York, le 3 août 1981. © Waring Abbott/Getty Images
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Des Allemands de Kraftwerk aux beats futuristes de la techno, les musiques électroniques ont toujours carburé aux ronronnements de la voiture. Quand celle-ci ne leur a pas carrément dicté le rythme à suivre.

Ce n’est pas verser d’emblée dans l’hyperbole que de décréter qu’il s’agit probablement de l’un des disques les plus importants du XXe siècle. Kraftwerk a déjà trois albums à son actif quand il sort Autobahn, le 1er novembre 1974. Et pour la première fois, il rencontre un début de succès commercial. Ce n’était pourtant pas gagné. La face A de l’album consiste en effet en un seul et même titre: le morceau Autobahn s’étend sur 22 minutes et 47 secondes. Plus long, c’était la sortie de route…

La durée de l’escapade n’est évidemment pas le seul élément frappant. Formé quelques années plus tôt à Düsseldorf par Ralf Hütter et Florian Schneider, Kraftwerk est à 1000 lieues de l’esthétique rock du moment. Alors que les hippies continuent de planer sur les guitares, les Allemands arrivent en costume-cravate, rasés de près. Ils ont surtout pris le pli d’imaginer une musique quasi uniquement à base de machines: premiers synthés -coûtant pratiquement aussi chers que la Coccinelle de la pochette-, boîte à rythmes, effets sur la voix, etc. À l’électricité, Kraftwerk préfère les nouvelles possibilités de l’électronique.

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Avec Autobahn, le groupe fantasme une longue errance automobile. Elle est symbole de modernité et de mouvement: il s’imagine avaler les kilomètres de l’A555, première autoroute allemande, construite au début des années 30, reliant Cologne à Bonn. Les fous du labo mélangent sons rapportés (bruits de moteur, porte qui claque, coup de klaxon), voix robotique, rythmique clinique et motifs mélodiques synthétiques. Si ce n’est pas la musique du futur, cela y ressemble.

Elle aura en tout cas une influence considérable sur les courants électroniques à venir, et plus largement sur les musiques populaires. Quelques années auparavant, à Cologne cette fois, les expérimentateurs krautrock de Can, inspirés aussi bien par Stockhausen que par le minimalisme, avaient déjà mis au point le motorik. Contraction des mots « motor » et « muzik », il désigne un groove imperturbable, monotone, mécanique. C’est ce même rythme sur lequel se balade Autobahn. Où il n’est plus question, comme dans le rock, de s’offrir des frissons en filant à toute berzingue. Non, ici, la bagnole n’est pas instrument de puissance, mais bien d’évasion, de mouvement lascif, presque de transe. Calé sur le rythme qu’impose la route -le cadoum cadoum des joints entre les plaques d’asphalte-, l’homme fait corps avec la machine. Il est la machine.

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Reine des neiges

Comment ça? L’artifice pourrait donc susciter du sentiment? Il peut même faire mieux que ça. Quelqu’un comme Giorgio Moroder l’a très vite compris. D’abord avec son Love To Love You Baby, tube érotico-disco de 1975 gémi par Donna Summer. À l’époque, le musicien-producteur, né dans le Tyrol italien, avait rallongé la sauce, à la demande du patron de Casablanca Records: des trois minutes de départ, il avait développé une version qui dépassait le quart d’heure. « Moroder l’allongea en utilisant une nouvelle ligne de basse pour assurer la liaison entre les différents segments, créant ainsi des vagues qui enflaient, culminaient puis se brisaient environ toutes les quatre minutes« , écrit Peter Shapiro dans son histoire de la disco, Turn the Beat Around (éd. Allia). « Le producteur italien appliquait ainsi au corps humain l’esthétique Autobahn , cette espèce de rythmique motorisée. » Mais c’est avec son tube suivant, coproduit avec l’Anglais Pete Bellotte, qu’il va bouleverser tous les codes. Plus de 40 ans après sa sortie, I Feel Love reste un chef-d’oeuvre de pop cyborg, un monument de danse synthétique. « Moroder et Bellotte réussirent à transformer Summer l’Afro-Américaine en reine des glaces teutonne dotée d’un coeur artificiel. Elle évoquait l’acte biologique le plus fondamental entourée des textures les plus synthétiques jamais entendues sur disque. »

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L’érotisation de la machine ne s’arrêtera pas là. Quelques années auparavant, l’écrivain anglais J. G. Ballard en avait déjà donné sa propre version, perverse et décalée. Dans Crash, sorti en 1974, l’auteur imagine une communauté d’anciens accidentés de la route qui développent un rapport charnel morbide avec l’automobile et la tôle froissée. Cronenberg adaptera l’histoire au cinéma. Gary Numan s’en inspirera pour l’un de ses plus grands tubes pop synthétique, Cars. Mais c’est encore Daniel Miller qui en tirera le morceau le plus percutant. Sous le nom de The Normal, l’Anglais, fan de musique électronique allemande, sort le morceau Warm Leatherette, en 1978, directement inspiré de Ballard. C’est la première référence du nouveau label qu’il vient de lancer, Mute (sur lequel débarqueront Depeche Mode, Nick Cave, etc). Sur la pochette, des mannequins subissent un crash-test. La chanson, elle, se contente d’un Korg famélique, et de paroles cyniques balancées avec une morgue glaçante. Elle deviendra l’une des pierres angulaires de la musique industrielle…

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Utopie techno

Kraftwerk a pris l’autoroute. Et c’est un tas de déviations et autres itinéraires bis qu’il aura provoqués. De la disco à la pop synthétique, en passant même par le hip-hop: dans le Bronx, à la fin des seventies, le pionnier Afrika Bambaataa est dingo des rythmes flegmatiques des Allemands -pour son Planet Rock, il se servira dans le groove de leur Trans-Europe-Express. Mais c’est sans doute à l’avènement de la techno que le son robotique de Kraftwerk aura le plus contribué.

L’action se déroule à Detroit. Ou Motor City, comme on a surnommé la capitale américaine de l’automobile. À l’aube des années 80, la ville est frappée de plein fouet par la crise économique. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même -même la légendaire « usine » à tubes de la Motown a déserté pour s’installer à Los Angeles. C’est pourtant là que ceux qu’on a surnommés les « trois de Belleville » -du nom du quartier de Detroit où se sont rencontrés Juan Atkins, Derrick May et Kevin Saunderson- vont organiser la rencontre au sommet entre le funk et l’électronique. Ou, selon les mots de May, « entre George Clinton et Kraftwerk qui seraient restés coincés dans un ascenseur« . Dès 1983, par exemple, Atkins sort un premier album sous le nom de Cybotron, et sur lequel on trouve notamment le titre Cosmic Cars. L’influence de l’électro et de la synth-pop y est encore prépondérante. Mais très vite, sa musique va larguer les dernières amarres. « La techno veut se libérer de tout bagage musical antérieur pour mettre un pas dans le futur, écrivent Bill Brewster et Frank Broughton, dans leur somme Last Night A DJ Saved My Life (éd. Headline). Là où les autres genres copient, imitent, recyclent (…), la techno vise la clarté de la création pure. » Née sur les cendres d’une ville en ruine, la techno se veut musique d’anticipation, visionnaire, où la mélancolie des machines n’empêche pas de danser, au contraire.

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Cela étant dit, cette radicalité n’empêche pas d’avoir des racines, même lointaines. Après tout, relève Ariel Kyrou dans Global Techno (éd. Scali), « jamais la techno ne serait née sans une première trahison, signée des avant-gardes artistiques du XXe siècle. Trahison des conceptions bourgeoises de l’art qui a rendu possible la création de musiques à partir de machines sans grandeurs, des sales bruits de la ville. » C’est par exemple le manifeste futuriste que Marinetti fait paraître dans le Figaro, en février 1909, et dans lequel il s’exclame: « Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle: la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux, tels des serpents à l’haleine explosive… » La bagnole, comme totem-machine de l’accélération du monde, de sa modernité.

On the road

Kraftwerk avait-il tout cela en tête? Après tout, Autobahn convoque bien plus la monotonie des longs trajets qu’une fuite en avant éperdue sur la bande de gauche. Au final, ce dont parle Autobahn, c’est moins de vitesse que de flot (flow). Celui des informations. Ou celui des gens, dans une Europe que le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale va pousser, petit à petit, à revoir sa conception des frontières.

Accélérant son industrialisation, le Vieux Continent a construit des autoroutes à tout-va. En Belgique, en particulier, le réseau se densifie de plus en plus après la guerre. Au bord des nationales, les bars poussent comme des champignons. Les clubs et les boîtes aussi. Bientôt, le plat pays deviendra l’une des plaques tournantes de la vie nocturne et du clubbing international. Certains établissements s’installent au coeur des villes. Mais, bien plus souvent, les grands temples dance se trouvent en périphérie, voire en pleine campagne: la Rocca (à Lier, en banlieue anversoise) ou le fameux Boccaccio (Destelbergen, près de Gand), et leurs parkings pris d’assaut tous les week-ends. C’est la grande époque de la new beat, groove lent et plombé, typiquement belge, qui a régné pendant une paire d’années à la fin des eighties.

Pendant ce temps-là, en Angleterre, les raves et autres free parties improvisées s’organisent, elles, au milieu des champs, sur fond d’acid house. En 94, les autorités mettent le hola et font voter un « criminal justice & public order act ». Un texte de loi qui, avant même de pénaliser les fêtards, permet aux forces de police d’empêcher les voitures de se rendre sur place… Au même moment, à Berlin, la techno est devenue la bande-son de la réunification. Depuis la chute du Mur, la ville est devenue un véritable terrain de jeu pour les clubbers. Extrait d’une interview du trio Moderat, donnée pour la plateforme Freundevonfreuden:

« Gernot Bronsert: En tant que jeunes raveurs, on passait beaucoup de temps sur les parkings devant les clubs! (…).

Sascha Ring: Sur les parkings, les grosses Mercedes étaient toujours très populaires. Vous étiez certain d’y trouver de la drogue.

Sebastian Szary: Au début des années 90, pas mal de Rennpappen (un style de Trabant, la voiture symbole de l’Allemagne de l’Est, NDLR) avaient été customisées. Un bon équaliseur à l’avant, de grosses basses à l’arrière. Cela a eu un impact sur le son des campagnes. Au lieu du moteur, vous n’entendiez plus qu’un « umtz-umtz-umtz » quand vous les dépassiez sur l’autoroute. »

« Wir fahr’n fahr’n fahr’n auf der Autobahn« , chantait déjà Kraftwerk… Évidemment, 40 ans plus tard, on peut se demander si l’auto est toujours bien un symbole futuriste de mobilité. Le mythe bagnole n’est-il pas resté coincé dans les embouteillages permanents, embrumé dans ses propres gaz d’échappements polluants? Les musiques électroniques elles-mêmes sont-elles encore une utopie musicale révolutionnaire? Pas sûr…

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En 2006, dans le moyen métrage Electroma, les robots de Daft Punk traversaient le désert, non pas à bord d’une navette ou d’un bolide interstellaire, mais bien au volant d’une Ferrari 412, de 1987. Sur la plaque, un mot: « Human« . After all…

La coccinelle VW

Auto-tune (5/6): bagnole et électro, de l'évasion à la transe

La Beetle, comme emblème de l’utopie techno futuriste? À moins de faire éventuellement le lien avec l’insigne VW que les adeptes de la new beat piquaient sur les voitures pour en faire des pendentifs, on ne voit pas trop… C’est pourtant bien elle qui file sur la pochette d’ Autobahn, avalant les kilomètres en direction des vertes vallées teutonnes. Certains ont cru y voir un symbole de la jeunesse allemande qui veut tourner le dos au lourd héritage du passé nazi. Et la coccinelle de croiser ainsi, en sens inverse, le modèle de Mercedes noir dans lequel paradait Hitler… Pour autant, la Volkswagen rebondie reste un symbole allemand par excellence. Avec Autobahn, Kraftwerk veut proposer une « volksmuziek » à la fois moderne, et ancrée dans la culture locale. Adeptes de l’ironie et de l’humour à froid, ils s’imaginent en version allemande des Beach Boys: « présence immaculée, après les horribles guerres que nos parents avaient infligées au monde« , glissa un jour en interview Wolfgang Flür. Quand ils chantent « Wir fahr’n fahr’n fahr’n auf der Autobahn« , il est d’ailleurs impossible de ne pas penser au refrain californien de Barbara Ann. À la T-Bird des frères Wilson, Kraftwerk a juste préféré la Beetle…

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