Au pays d’Obel

"Myopia est le premier disque où j'investigue réellement ce qu'est la bulle. Et c'est peut-être là que je suis le plus en paix avec moi-même." © PHILIPPE CORNET
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Toujours associé aux images troubles de son boyfriend Alex Brüel Flagstad, le nouvel album d’Agnes Obel, Myopia, traque le doute, la confiance et la perte.

En octobre 2010 paraît Philharmonics, premier album d’une chanteuse et pianiste danoise de 30 ans signée chez Pias. Ce mélange de néo-classicisme à la Satie et de parfums pop évanescents, d’une voix féminine élégiaque et de mélodies filmiques, devient un succès européen: disque de platine en Belgique et en France, d’or aux Pays-Bas et triomphe au Danemark, six fois platine. Quelques mois plus tard, la rencontre d’Agnes Obel, au Musée des instruments de musique à Bruxelles, matérialise la bande son de ce succès dans une fille au teint porcelaine, comme échappée d’un psychodrame bergmanien. Pas si loin de la vérité biographique puisque la jeunesse d’Agnes s’est faite dans un foyer recomposé avec trois enfants d’un premier mariage paternel. Et des relations « compliquées » avec un père collectionneur d’instruments et d’objets incongrus. La retenue de la jeune fille contraste avec sa maîtrise totale de Philharmonics qu’elle a intégralement joué, composé, enregistré et produit… À l’été 2013 à Berlin, quelques semaines avant la parution de son second album Aventine, fin septembre, une seconde interview prend place dans une sorte de jardin-ferme-librairie au coeur de ce qui fut, avant la chute du Mur, le centre de l’Est berlinois. Agnes a choisi le Prinzessinnengärten pour son calme comme si les bouts de potagers alternatifs la reposaient du tourbillon né du premier album qui l’a aussi amenée dans plusieurs BO de séries ricaines avec son tube Riverside. Pas un hasard si elle a choisi de vivre depuis 2006 dans l’une des cités les plus vertes d’Europe: d’abord pour échapper à ce qui ressemble à une pression familiale, ensuite parce que l’artiste -née en octobre 1980- a grandi à Gentoffe, zone résidentielle du nord de Copenhague bordée de réserves naturelles et d’un lac imposant. Et en ce jour berlinois, c’est aussi une Obel moins sur la réserve, longs cheveux défaits, sourires multiples. Même si Agnes reste Obel: « J’ai l’impression d’être la même personne qu’à notre première rencontre à Bruxelles: c’est pratiquement impossible d’expliquer ce qui s’est passé. J’ai fait le travail d’introspection, de regarder en moi-même, mais c’est embarrassant de le qualifier (sourire) . Pour moi, c’est plus facile de jouer que de parler sentiments. Je n’aime pas l’idée d’être exposée au regard des autres. »

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8 avril 2014

Le troisième volet d’une conversation à travers le temps prend place en novembre 2019. L’entretien est téléphonique, pas forcément un gage d’intimité. Mais la voix d’Obel est d’emblée enjouée, spontanéité nouvelle. Constat: Obel semble s’être dégelée au fur et à mesure que ses ventes de disques se tassaient. Contrairement à ses live, de plus en plus nombreux et fréquentés des deux côtés de l’Atlantique: sa tournée européenne -et notamment sa prochaine date au Cirque Royal- est déjà sold out. Ces glissements d’intérêt du support discographique à un live de plus en plus généreux n’ont en rien entamé ses désirs d’autarcie, résultant du simple passage du temps. « Après que l’on s’est rencontrés à Berlin, je suis partie longuement en tournée, pendant une année et demie, jusqu’en Australie. Au milieu de ce périple, mon père est mort (elle s’arrête), le 8 avril 2014 exactement, j’étais dans le bus de la tournée en route vers Strasbourg et j’ai reçu un coup de fil de mon frère. Le choc a été total… Il avait la septantaine, un homme qui avait été déprimé depuis mon enfance, à tel point qu’il a dû être hospitalisé à plusieurs reprises. Il avait voulu s’en aller plusieurs fois et bon… » Agnes se jette dans le travail, sentant que « tout est susceptible de disparaître à tout moment, parce que quand la tristesse est là, la seule chose à faire est sans doute d’essayer l’opposé. De FAIRE quelque chose. » Les deux-trois années qui suivent sont aspirées par le troisième album, Citizen of Glass, qui paraît à l’automne 2016: des chansons se retrouvent encore dans des séries canadiennes et allemandes, et les concerts s’enchaînent. « Et puis, j’ai véritablement éprouvé le désir d’autre chose, explique l’artiste, une façon de revenir à la base et à la simplicité des choses…sans aucun doute, un sentiment lié à la mort de mon père. Donc, Myopia (son nouvel album, sorti le 21 février, NDLR) me concerne d’abord, parle de moi occupée à chercher et à trouver mes voies intérieures, mon propre espace, mon propre mental. Ces dernières années, ma vie m’a semblé n’être qu’une fraction de seconde. »

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Vieille usine à l’est

Agnes et Alex, l’éternel fiancé danois, ont quitté leur appartement de Neukölln pour acheter une ancienne fabrique aux limites orientales et industrielles de Berlin. Obel y a installé son studio et son lieu de vie. « C’est là que j’ai reproduit ma façon de travailler, dans ce qui est la recherche de la quiétude maximale. Il y a le désir de se connecter à quelque chose de vaste et de calme, même s’il y a une certaine absurdité dans ce désir, puisque j’y produis des sons. Ce n’est pas seulement le piano qui me reconnecte à mon enfance mais ce calme, cet espace-là, physique, dans Berlin. Pour chaque disque, j’ai besoin de cette sorte de bulle. Mais Myopia est le premier disque où j’investigue réellement ce qu’est la bulle. Et c’est peut-être là que je suis le plus en paix avec moi-même… » Curieusement, la voix par téléphone crée une sorte de cocon inattendu: Agnes parle lentement, choisit ses verbes, déglutit ses émotions. « Le pari est de garder au fond de moi ces sensations précieuses, qu’elles ne se dispersent pas dans le processus d’enregistrement. Et quand on a commencé à vivre là avec Alex, dans cette vieille usine, elle avait quelque chose de désertique, parce qu’on n’y avait pas encore mis grand-chose comme meubles ou autres, et qu’il n’y a pas de voisins. Pas le genre d’endroit où l’on sort dans la rue pour faire un break et boire un café: il n’y a rien de cela aux alentours. » Une image arrive par ces derniers mots: et si Agnes Obel, sans cesse ramenée à ses influences satiennes, s’incarnait davantage dans un pendant musical des films de Tarkovski? Pour ce sentiment d’être ailleurs que dans la stricte réalité, tout en sachant qu’elle noyaute tout mais dévie l’auditeur/spectateur des routes tracées. Avec la présence très organique d’eau, de feu, de vent, de terre: une autre chimie pour la musique d’Obel qui, en partie, est reliée à l’industrie pop . Dans des sinuosités parallèles, doubles, où, par exemple, la souffrance après la perte d’un père s’exprime dans la voix remaniée. Sur ce disque, Obel a amplifié un procédé précédemment effleuré: doubler son propre chant de vocalises, toujours les siennes, mais soumises à un traitement électronique. Un dialogue avec le rêve? « J’ai travaillé sur Myopia pendant un peu moins de deux années, précise Agnes avec ce souci d’être bien comprise. Cette fois-ci, dans la communication de presse, j’ai volontiers commenté mes textes, ce que je n’avais pas fait auparavant: parce que la manière journalistique me semble souvent clore les pistes que j’ai envie d’ouvrir, que ce soit autobiographique ou non. »

Au pays d'Obel
© GETTY IAMGES

Y a t-il un rébus Obel à résoudre sur Myopia? La réponse est partiellement fournie par le travail réalisé par Monsieur Obel, Alex Brüel Flagstad, une fois de plus en charge du visuel de la pochette où Agnes apparaît en portrait pixelisé mais avec la charge émotionnelle d’une star des années 50. Avec ce troublant mélange de glamour évident et de veines en souffrance. Les deux clips déjà sortis des chansons de Myopia signés Alex -formé à la photo et à l’animation- ne démentent pas cette sensation: tout en reprenant la géométrie du visage d’Agnes, Island of Doom et Broken Sleep jouent avec les matières, entre radiographie fantomatique et navigation interstellaire. « Il a utilisé le procédé des vidéos des années 70 qui laissent une sorte de rémanence à l’image. Tout a été fait en processus analogue, ce qui donne cette apparence unique aux clips. »

L’envie d’aller ailleurs

Du pixel à la chair, tout un programme que la musique remplit toujours de cette même élégance, tirée vers une sensualité plus ou moins consentie. « Le travail consiste à trouver les bonnes couleurs, celles qui vont traduire l’état d’esprit de la chanson et là, j’ai eu envie que cela passe par des procédés qui consistent, par exemple, à changer la hauteur de la voix. Mais aussi à pitcher les instruments, vers le bas ou vers le haut comme sur le piano qui va sonner comme un marimba. Ces sons familiers le deviennent alors beaucoup moins. C’est comme un moi-même que j’emmène dans un autre langage, un souvenir des années 70-80 qui me ramène aux bribes de l’enfance: pour cet album, j’ai appliqué au son l’état de mon esprit, qui n’est pas unilatéral. Mais qui cherche à aller vers autre chose. » Lorsqu’on fait remarquer à Agnes que ses quatre albums ont dans leur ADN l’envie d’aller ailleurs, de trouver autre chose, elle soupire, s’arrête, et après quelques secondes, rit: « Oui, mais là, j’ai l’impression de le réaliser pour la première fois. Je sais que le Danemark a la réputation d’être le pays le plus heureux au monde, mais je n’ai pas pensé que moi, femme de 39 ans, je pourrais être l’une de ces mères de famille vivant tranquillement dans un beau quartier de Copenhague. La plupart de mes amies ont ce genre de vie. C’est peut-être le gage d’être quelqu’un de plus heureux mais cela ne me représente pas, je le crains… Ce qui m’inquiète, c’est que la planète ne soit plus jamais comme avant, et puis, musicalement, je délaisse ces pensées et j’avance, loin de cet énorme trou profond. Pour moi, je parle toujours aux gens qui sont partis. Ma musique raconte aussi cela. »

En concert le 30/03 au Cirque royal, Bruxelles (complet).

Agnes Obel – « Myopia » ****

Distribué par Pias.

Au pays d'Obel

Le premier titre, Camera’s Rolling, joue d’un plan d’ouverture. Ce qui, au cinéma, serait le générique où l’essence même de la narration s’installe. La suite est tout aussi filmique. En chercheuse de sons, Agnes utilise des instruments peu conventionnels, comme le celesta et le luthéal, dispositif qui modifie le timbre du piano. Tout cela, l’ajout de cordes et le travail particulier sur les voix, confèrent aux chansons une grande finesse et densité, particulièrement dans Island of Doom, Drosera ou encore Broken Sleep où Obel raconte comment elle est partie de ses insomnies pour trouver le rapport entre mort et sommeil. Une façon de scruter nos faiblesses, comme dans le titre Myopia où l’intention est clairement affirmée de ne jamais se laisser piéger par les étroitesses de vue. Signature d’une artiste qui, une nouvelle fois, a chanté, écrit, arrangé, mixé et produit son impressionnant travail.

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