1967, l’année de grâce (3/7): The Jimi Hendrix Experience et son « Are You Experienced »

Le trio de The Jimi Hendrix Experience: Redding, Hendrix, Mitchell. © Hulton Archive
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Débarqué à Londres après des années américaines difficiles de session man, Jimi Hendrix projette, en trio, la grâce stupéfiante d’un blues acide. D’emblée historique.

Une semaine à peine qu’il est à Londres et Hendrix veut jammer avec Cream, trio suprême formé par Eric Clapton, le bassiste-chanteur Jack Bruce et le batteur Ginger Baker. Comme l’explique le journaliste Charles Shaar Murray, Cream incarne alors « le Mont Olympe, le pinacle absolu où le simple mortel ne peut pas respirer l’air raréfié qui existe dans cet espace sanctifié ». Et le « Clapton Is God » graffité sur les murs des villes anglaises donne aussi l’idée de la température raréfiée dans laquelle Cream baigne ses envies marmoréennes. Jack Bruce précise la rencontre de ce 1er octobre 1966 à la Regent Street Polytechnic: « Hendrix s’est branché à mon ampli basse et s’est jeté dans une version de Killing Floor(de Howlin’ Wolf),qui nous a tous complètement bluffés. » Le public est pareillement hypnotisé par cette intrusion flamboyante: la guitare attaquée à l’envers, par les dents, en génuflexion, dans d’improbables rasades acrobatiques, refond le vieux blues dans une gargantuesque préséance futuriste. Entre-temps, le Dieu Clapton s’est éclipsé de la scène, sidéré par ce qu’il vient de voir et d’entendre. Chas Chandler, qui a amené Hendrix de New York, racontera que ce soir-là, Clapton en coulisses ne parvient pas à allumer sa clope tellement il tremble. Sous le choc.

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Pédale Octavia

Are You Experienced sort initialement en Grande-Bretagne le 12 mai 1967, mais la version qui nous concerne est celle du marché US, parue trois mois plus tard: elle inclut les trois singles ignorés par les Anglais, Hey Joe, Purple Haze, The Wind Cries Mary, selon une pratique d’outre-Manche voulant alors que les 45 Tours ne soient pas forcément du trip 33 (1). L’album s’ouvre donc sur le deuxième morceau dans l’ordre chronologique, Purple Haze, le plus important succès d’Hendrix dans les charts britanniques, numéro 3 au printemps 1967. Il s’agit d’un coup de rein sec où la voix lascive de l’Afro-Américain largue définitivement son rôle secondaire dans le Chitlin’ Circuit US (2). La sonorité d’ensemble, d’un rauque sensuel, taille dans le format chanson, structure qu’éclateront les deux albums ultérieurs davantage imaginés en paysages soniques. Purple Haze et ses dérives orientales -on dirait un rock turc- dévoilent aussi que le spasme hendrixien de 1967 passe par la technologie. En l’occurrence, cette pédale Octavia mise au point par Roger Mayer, ingénieur qui bosse pour Jeff Beck et Jimmy Page- rajoutant une harmonique supplémentaire à chaque octave guitaristique. En un morceau, Hendrix fait la jonction inattendue entre son héritage mississippien et son amour débridé de la sci-fi. « J’ai eu un rêve où je marchais en dessous de la mer », explique Jimi alors que la rumeur pétrole déjà sur des sensations -alors prématurées- de défonce.

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Fondu enchaîné artisanal

Onze morceaux -différents donc sur les versions US et UK- et une moitié de classiques. Étourdissant sachant que, faute de moyens financiers, les sessions s’étalent du 23 octobre 1966 au 4 avril 1967, avec un problème récurrent de volume sonore: aux De Lane Lea Studios, Hendrix & Co jouent tellement fort que la musique détraque les ordis balbutiants de la banque installée à l’étage. Et puis, il y a le timing de constitution du trio: Hendrix arrive à Londres le 24 septembre, embauche le bassiste Noel Redding le 29 et auditionne le batteur Mitch Mitchell le 4 octobre, neuf jours avant un premier gig, en opening act de Johnny Hallyday à Evreux, en Normandie, le trio partageant au final quatre dates avec la star française. Une grosse semaine avant d’entamer les enregistrements du premier album. D’où le sentiment de musique acharnée: si le blues imprègne l’album au naturel, celui-ci est traversé de fulgurances jazzy, psychés, heavy dans un mix alors totalement inédit. Les titres secondaires, comme la ballade May This Be Love, ont le mérite de temporiser les fulgurances totémiques. Dans I Don’t Live Today, le vagissement hendrixien et le fondu enchaîné artisanal des séquences annoncent les futures couleurs psychotropes. Et cette vision arc-en-ciel d’un rock périlleux, Third Stone from the Sun, rentre dans l’Histoire parce qu’Hendrix comprend la nécessité d’imager aussi sa musique dans l’efficacité brûlante de refrains à la Foxy Lady. En 2006, le Smithsonian Institute a comparé Are You Experienced à l’Ulysse de James Joyce. C’est vrai pour son sens profond de l’hybridation, ça l’est moins pour le non-hermétisme de l’oeuvre qui finira par se vendre à plus de cinq millions d’exemplaires, rien qu’aux États-Unis.

(1) Cette review est celle de la version Mono américaine et remastérisée publiée en vinyle en 2013 par Sony Music. Une version Stéréo est également sortie en 1967.

(2) Circuit de concerts aux États-Unis réservé aux artistes et publics afro-américains dans le cadre de la ségrégation raciale en cours jusqu’aux années 60.

1967, l'année de grâce (3/7): The Jimi Hendrix Experience et son

Cover story

1967, l'année de grâce (3/7): The Jimi Hendrix Experience et son
Usage courant dans les sixties, la pochette anglaise/européenne du premier album d’Hendrix diffère de l’américaine. Le guitariste détestera la version UK dont l’image, signée Bruce Fleming, montre Jimi couvrant Mitchell et Redding d’une cape à la Dracula, le tout dans des tonalités tristounettes et avec cette bizarrerie supplémentaire: seul le titre de l’album est en pochette, pas le nom du groupe. Tout est dissipé par la pochette US, photo prise au fisheye par Karl Ferris, honorant plein pot le psychédélisme en cours.

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