Serge Coosemans

Michael Herr (1940-2016): l’art de la guerre, la leçon de tenèbres, le livre qui change une vie

Serge Coosemans Chroniqueur

Dispatches/Putain de mort de Michael Herr est tout simplement le « coup de coeur absolu », le « livre préféré de tous les temps » et le « roman idéal pour la plage, surtout si il y a des palmiers et un hélico pas loin » de Serge Coosemans. Le décès de l’auteur la semaine dernière ne pouvait donc le laisser indifférent. Résultat: un Crash Test S01E41 qui sent bon l’odeur du napalm au petit matin.

Ce 23 juin 2016 est mort Michael Herr, tout comme une certaine idée de l’Angleterre et sans doute même le Royaume-Uni. C’est probablement pour ces deux dernières raisons, le Brexit donc, que le décès du grand journaliste américain a plutôt été vite expédié dans les gazettes du coin. Pas le temps, pas la place, alors on a résumé à la truelle: Herr, 76 ans, n’a pour ainsi dire sorti en 1977 qu’un seul bouquin notable, un long reportage sur la guerre du Vietnam titré Dispatches, traduit en français par Putain de mort trois ans plus tard, et immensément culte depuis. Il aurait aussi été co-scénariste d’Apocalypse Now (pas vraiment en fait, même si le script lui doit beaucoup, il s’est juste occupé de la voix off) et co-scénariste de Full Metal Jacket (à 6 mains, avec Stanley Kubrick et Gustav Hasford). Et c’est pour ainsi dire tout. Autrement dit, voilà un type qui a tout l’air d’avoir été à la guerre du Vietnam ce que Marc Danval reste au stoemp-saucisses, un expert. Merci, bonsoir, on peut passer à autre chose, de plus actuel: mais que pense donc Michel Onfray de David Cameron? Quelqu’un pour faire une playlist de titres pop avec « Leave » dans le titre? Quelqu’un pour faire le top-5 des politiciens blonds mal coiffés les plus populistes du Mordor?

Perso, c’est assez simple et permettez-moi pour le coup de parler comme un critique littéraire de la RTBF: Putain de mort reste en matière de littérature générale mon « coup de coeur ultime », mon livre « préféré de tous les temps ». Je vous le conseille vivement, il se lit comme un roman et si vous avez aimé le film Apocalypse Now, vous adorerez Dispatches, parce que c’est la même chose, la mise à mort non simulée d’un buffle d’eau et le freestyle nietzschéen de Marlon Brando en moins. C’est super pour la plage, surtout si celle-ci est constamment survolée par un hélicoptère, qu’elle est dotée d’un stand de nouilles sautées et qu’il y a des palmiers pas loin. À l’époque de sa sortie, c’était « le meilleur livre sur la guerre du Vietnam jamais écrit » et au fil des ans, l’argument de vente est resté, même si depuis, Tim O’Brien, Philip Caputo, James Crumley et Kent Anderson ont notamment bataillé ferme avec leurs traitements de texte pour lui arracher ce statut envié. Dans le petit papier de Libé consacré à la mort de Michael Herr, il est encore dit que « c’est le livre que tous les grands reporters, tous les correspondants de guerre, connaissent. Ils peuvent vous en citer des passages par coeur. » Tiens, il faudrait tester sur BHL.

Moi, la seule guerre que j’ai couverte fut un pogo géant de gros cons sur Rage Against the Machine au Pukkelpop en 1993 et le seul truc que je suis capable de citer par coeur est Some Girls Are Bigger than Others des Smiths, surtout parce que c’est court. Pourtant, moi aussi, Dispatches m’a changé la vie comme nul autre bouquin avant ou après lui. J’avais pourtant déjà 26 ou 27 ans quand je l’ai lu pour la première fois. J’avais déjà vu Apocalypse Now une bonne douzaine de fois et Full Metal Jacket trois ou quatre fois. J’avais même été soldat, le temps d’un service militaire sans histoire et très ennuyeux mais pas complètement dénué de passages psychédéliques et absurdes. Bref, Putain de mort ne m’a pas vraiment appris des choses neuves. Je connaissais Catch 22, je connaissais Abattoir 5, je connaissais Hunter Thompson et Norman Mailer et on ne m’attrapait plus si facilement que ça avec des bouquins de guerre psychédéliques et du nouveau journalisme gonzoïde.

Grimoire magique

Il se fait juste que si Dispatches a beau concrètement ne parler que de bidasses, de boue, de jungle, de trouille, de mort, de dope et de rock and roll, c’est en réalité un grimoire magique. Les déclics qu’il enclenche et les inspirations qu’il allume sont puissants et transcendent sans forcer le sujet. Ce bouquin a beau essentiellement parler d’une guerre terminée alors que j’avais 6 ans et qui transposée au cinéma est généralement de nature à m’emmerder au plus haut point (Platoon = suppositoire; Voyage au bout de l’Enfer = une demi-heure de dinguerie pure au milieu d’un bon Strip-Tease; Full Metal Jacket = Super Nanny versus La 7e Compagnie…), il n’en est pas moins devenu une influence vraiment énorme bien que pas totalement consciente au moment d’écrire sur… la techno et les bars bruxellois. Ça paraît complètement crétin mais c’est comme ça: je crois tout simplement que sans en avoir l’air, c’est un bouquin qui reconfigure les cerveaux et peut transformer des plumes très moyennes en meilleurs journalistes, en meilleurs auteurs. C’est l’équivalent du programme pour apprendre instantanément une langue ou des méthodes de combat dans Matrix. Vous le lisez, et boum, vous êtes moins nul. À vrai dire, je suis même certain que si Putain de mort était inscrit au programme scolaire, un pourcentage significatif d’idiotes qui tiennent des blogs sur les restaurants utiliseraient d’autres angles et d’autres styles au moment de décrire l’état de leurs papilles à l’approche d’un mi-cuit au chocolat.

C’est évidemment à double tranchant, car il est par ailleurs indiscutable que s’il existe aujourd’hui tant de récits journalistiques sur les déploiements militaires en Irak et en Afghanistan, c’est moins parce qu’il y a beaucoup à en dire que parce qu’énormément d’auteurs et d’éditeurs caressent en fait l’ambition de publier le Dispatches de leur génération, des guerres d’aujourd’hui. Herr lui-même ne s’y est plus essayé. Entre 1977 et 2016, il a écrit des portraits de célébrités, a refait une voix off pour Francis Ford Coppola, a sorti un bouquin plutôt mauvais sur Walter Winchell et un autre bien meilleur sur Stanley Kubrick. C’est l’homme d’un seul tube et son tube a donc imprégné de ses idées et de sa vision pas mal de choses qui ont été à son contact et sont pourtant souvent très éloignées de son sujet principal, les Américains au Vietnam. Mieux: Dispatches a en fait totalement épuisé l’écriture sur la guerre telle qu’elle se pratiqua entre 1950 (la Corée) et le milieu des années 2000 (l’Irak). Le Dispatches de la génération actuelle, de la guerre actuelle, sera sans doute un bouquin qui suivra le quotidien des pilotes de drones et des types qui décryptent les communications entre terroristes. Qui parlera cash de ce qu’ils foutent heure après heure mais aussi de la musique qu’ils écoutent, des blagues qu’ils se font, de l’horrible absurdité de tuer quelqu’un qui se trouve à 8000 kilomètres tout en mangeant des chips. Ça vient, sans aucun doute. Encore que la paix, ça serait bien aussi.

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