Marcus King et le renouveau du blues

Marcus King, jeune, blanc, talentueux et blues. © Alysse Gafkjen
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Révélation récente, le flamboyant guitariste et chanteur américain Marcus King incarne la valeur intemporelle du blues alors qu’enfle la polémique des enjeux raciaux de l’héritage musical afro-américain.

Ça couine, ça grince, ça lévite, ça cajole, ça brûle d’électricité bleue. Le tout, à l’écoute du dernier album en date de Marcus King, 26 ans, Young Blood, sorti en 2022. Il sera en concert le 18 mars au Roma à Anvers. Le choix de l’étape belge d’une tournée européenne n’est pas hasardeuse: les Flamands ont toujours été plus bluesy que le reste du Plat Pays. Aimablement contaminée par la presse US, la critique flandrienne s’est largement entichée de ce natif de Caroline du Sud. Dont le second disque en solo -trois autres avec le Marcus King Band- est baptisé numéro 1 des charts blues du Billboard. L’affaire, aussi belle et enjolivée qu’une Cadillac 1955, est produite par Dan Auerbach, la moitié chant-guitare des Black Keys, qui, depuis sa base studio de Nashville (Tennessee) a visiblement décidé de s’adonner aux roots de la musique américaine, travaillant la rocaille et les amplis à lampes, du bluesman (noir) Robert Finley au gamin (blanc) prénommé Marcus. Ce dernier a la tête d’un chérubin à crolles et le chapeau extra-large rappelant le feuilleton Dallas. Assez loin de tout le surlooking qui agite son pays, du marketing gossip, du buzz viral, de la génération hyper réseautée, du tweet supposé vengeur. Enfin, on l’imagine, à lire ses interviews sur le Net, puisque son label n’est pas en mesure de nous connecter à King en personne. Pas de Zoom pour le kid doué -de toutes façons, on aurait préféré une interview “analogique” en face-à-face. King, mine de rien, avec ses guitares acides et son chant mississippien, pose la question du temps qui passe.

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Blanc black blues

Le blues, vous pouvez appeler ça tout ce que vous voulez. Mais le blues, c’est rien d’autre qu’une fichue maladie de cœur.” Citation de Robert Palmer dans Deep Blues,une histoire culturelle et musicale du blues, un bon 440 pages paru en français aux éditions Allia en 2020. L’auteur, musicologue et journaliste blanc (1945-1997), y traque le grigri bluesy, depuis ses évidences africaines jusqu’aux tendances plus contemporaines, en passant évidemment par Robert Johnson (1911-1938) -oui, le mec supposé avoir pactisé avec le diable à un carrefour du Sud profond. Le livre est intégralement consacré aux artistes noirs, le plus souvent embarqués par des dirigeants de labels blancs. Moralité, les Elmore James, Muddy Waters, Willie Dixon, Sonny Boy Williamson, B.B. King et autres Howlin’ Wolf seront les semences qui pousseront les Blancs au succès. Des Anglais d’abord -Clapton, les Stones, Led Zep, etc.-, puis des Américains -Stevie Ray Vaughan, George Thorogood, Black Keys, Jack White-, se montreront aptes à capitaliser sur le diamant brut blues et à le convertir en rock en or massif. Cela a-t-il changé? Une déjà vieille histoire? Pas sûr.

Carl "Buffalo" Nichols: "Les Noirs continuent à passer après les musiciens blancs."
Carl « Buffalo » Nichols: « Les Noirs continuent à passer après les musiciens blancs.«  © Merrick ales

Un article daté de 2022 du magazine américain Rolling Stone pose la question du renouveau du blues US. Judith Black, nouvelle directrice de la Blues Foundation à Memphis, y fait ce constat: “Par ma fonction, j’ai été confrontée à beaucoup plus d’artistes blancs de blues que je pensais qu’il existait. J’ai été surprise de combien peu d’artistes afro-américains sont vus et entendus à l’heure actuelle. Dans le même papier, Carl “Buffalo” Nichols (1991), dont le premier album est paru en 2022, remarque que le blues des artistes noirs passe toujours sous la rampe dominante blanche, commercialement parlant. Un peu vénère, il déclare: “D’où je suis (comme musicien), je vois un énorme potentiel, mais ce potentiel est limité à la vieille garde (…). [Les vieux Blancs] ont ruiné le terrain pour tous les autres. Et ils sont toujours là et prennent toujours trop de place, et ils continuent à faire une musique horrible.” Et de poursuivre dans sa critique: “Ces bluesmen des années 70 et 80 sont partis de ces stéréotypes black et en ont fait un nouveau et mauvais stéréotype (…). C’est ce que les gens ont en tête quand ils pensent au blues. Et quand un jeune débarque, ils ne le voient pas comme un des leurs.” Ce qui bloque la reconnaissance de la contribution ancestrale des Noirs à la musique blues, poursuit-il. Des propos corroborés par d’autres bluesmen noirs comme Marquise Knox -né en 1991 dans le Missouri- qui fait remarquer que le business US blues, labels ou bookeurs, est toujours aux mains des Blancs. Que pas grand-chose n’a changé… en presque un siècle. Et que le talent -il faut écouter le live de Knox, Black and Blue de 2017- n’empêche pas les programmateurs de festivals spécialisés de caler les musiciens afro-américains plutôt en début d’après-midi qu’en soirée davantage exposée…

Telecaster

Mais en 2023, les États-Unis donneraient-ils des signes de changement au rayon des équilibres de couleurs dans son blues national? Prenons le cas de Christone “Kingfish” Ingram: ce jeune musicien noir de 24 ans a déjà un curriculum largement roots puisqu’il est né à Clarksdale, Mississippi, berceau du blues et lieu de résidence du Delta Blues Museum. Lieu qu’il fréquente assidûment en famille dès la petite enfance, après avoir visionné sur PBS un doc consacré à Muddy Waters. À ses copains d’adolescence baignant dans le hip-hop qui trouvent le blues “triste et vieux”, Christone réplique que “le rap n’est jamais que le petit-fils du blues, que son intérêt est aussi culturel que musical”. Dixit une interview donnée à la télé chicagoane WTTW. Les choses n’auraient pas dépassé le stade de l’anecdote locale si ce guitariste-chanteur ne partageait pas avec Marcus King un talent cinglant. Des montées acides, capables de faire grimper les notes bleues en stratosphère contrôlée. À 15 ans, Christone joue pour Michelle Obama à la Maison-Blanche, apparaissant ensuite avec Rakim, le partenaire d’Eric B, master du vintage hip-hop. Le gars multiplie les collaborations et apparitions avec, entre autres, le vétéran (noir) Buddy Guy et les New-Yorkais (blancs) de Vampire Weekend, jouant avec ces derniers une faramineuse version du Vampire Blues de Neil Young. Il décroche un Grammy au passage.

Christone "Kingfish" Ingram: "Je veux aussi intéresser les kids noirs au blues, pas seulement au rap."
Christone « Kingfish » Ingram: « Je veux aussi intéresser les kids noirs au blues, pas seulement au rap.«  © getty images

Mais le signe d’un possible changement plus structurel vient d’une opération toute récente, périphérique à la musique de Kingfish: la commande par Telecaster d’un modèle de guitare à son nom. Depuis l’été 2022, le célèbre fabricant américain vend la Kingfish Telecaster Deluxe pour 2 000 dollars moins 1 cent. Frappé d’un impérial K, l’instrument dans les mains de Christone délivre des solos d’allégresse fruitée. “J’ai voulu une guitare qui me donne un sens du confort et me permette de multiplier les genres, de tout jouer, du blues au rock doux, d’être versatile”, déclare Kingfish à Rolling Stone. Pas étonnant que le jeune mec -qui ferme les yeux et renverse la tête quand la musique décolle- cite quelques-uns de ses héros: Freddie King, B.B. King mais aussi Gary Moore, soit deux légendes afro-américaines déjà bien amorties et celle du gamin de Belfast. Un héritage aux couleurs multiples, “une façon de perpétuer le blues et d’inspirer les générations à venir, celles aussi des jeunes Noirs américains”, proclame Kingfish, qu’on n’a pas fini d’entendre.

Noir et blanc: l’avis du bluesologue

Le Belge Marc Lelangue n’a pas seulement sorti cinq albums blues hautement recommandables, il plonge depuis plusieurs décennies dans l’Histoire du genre, en en scrutant toutes les couleurs. “Pour la génération rap des années 80-90, le blues incarnait la musique ringarde, celle de l’oppression vis-à-vis de leurs ancêtres. Via le rap -essentiellement du blues sans accords-, ils ont repris la tradition du blues qui à ses débuts n’hésitait pas à débiter des insultes. Les joutes verbales, venant sans doute d’Afrique, ont toujours existé. Pour les Afro-Américains de la génération hip-hop, il fallait aussi arrêter de se plaindre et être fier de ce que l’on faisait. En paradant notamment avec des gonzesses et des chaînes en or, en étant riche et prospère, en emmerdant tout le monde. Commercialement, le blues, depuis ses débuts, a toujours été sauvé par les Blancs, que ce soit des patrons de labels, des producteurs, des agents, des ingés son, etc. C’est Johnny Winter (guitariste blanc de hard blues) qui a remis en selle Muddy Waters, produisant trois albums pour lui entre 1977 et 1979. Et Stevie Ray Vaughan a sauvé de l’oubli Buddy Guy, qui ne jouait plus que dans des clubs. Thématiquement, le blues est passé par plusieurs phases: sociale, individuelle, réaliste, parlant de ségrégation et de pauvreté dans l’avant-Seconde Guerre mondiale. Puis avec les sixties, quand les Blancs se jettent sur le blues, le texte devient essentiellement “ma gonzesse m’a quitté” (sic). Les Noirs se mettent aussi alors à “my baby left me”. Depuis lors, ça a changé, le blues peut parler d’Internet prenant la place humaine, par exemple. Mais c’est marginal parce que ça ne fait pas des tubes. Aujourd’hui, le blues a essaimé parfois d’une drôle de manière: par exemple chez l’Australien C.W. Stoneking, qui raconte des choses abracadabrantes sur des textes bricolés dont je ne sais pas s’ils sont surréalistes ou délirants. Il y a des choses étranges dans le blues. Parce qu’on a eu le même tourneur au Canada, je sais que l’Afro-Américain bluesy Lucky Peterson avait sorti deux versions d’un même album: une destinée au public blanc -il avait fait un carton en France- et l’autre au public noir, changeant entre autres le mixage et la durée des titres. Le blues, c’est sans doute ça: une histoire pendulaire.

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