Marco Bellocchio: Il était une fois en Italie

Marco Bellocchio © Simone Martinetto
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Le grand cinéaste italien Marco Bellocchio n’a cessé d’interroger l’histoire et la société italiennes dans un cinéma engagé. Il sera omniprésent dans les semaines qui viennent. Avec deux nouveaux films (Sangue del Mio Sangue et Fai Bei Sogni), mais pas seulement.

Un demi-siècle sépare I Pugni in Tasca (Les Poings dans les poches) de Fai Bei Sogni (Fais de beaux rêves). Un demi-siècle et une oeuvre aussi forte qu’importante, parmi les plus belles et les plus significatives qu’ait produites le cinéma italien moderne. Fellini, Visconti, Antonioni, ne sont plus. Bertolucci a rangé sa caméra. A 77 ans, Marco Bellocchio garde un rythme créatif de jeune homme. Il nous offre non pas un mais deux nouveaux films: Sangue del Mio Sangue qui sort le 7 décembre (en même temps qu’est repris l’emblématique Les Poings dans les poches), et Fai Bei Sogni qui sera sur nos écrans une semaine plus tard. Avec, pour chacun, une avant-première en sa présence: le 4 décembre à Bozar pour Fai Bei Sogni, dans le cadre de Brussels Cinema Days et du Festival du Cinéma Méditerranéen; et le 6 à Flagey (Studio 5) pour Sangue dei Mio Sangue, avec en préambule une master class.

« Le succès n’est rien, seul compte l’enrichissement intérieur. » La citation exprime avec éloquence le credo d’un artiste qui n’a jamais eu froid aux yeux, se faisant dès 1965 et son premier long métrage le chantre d’une jeunesse révoltée, qui se soulèvera en mai 1968 et les années suivantes un peu partout dans le monde. Les poings dans les poches (I pugni in tasca) s’attaquait à l’ordre familial avant que Nel nome del padre (Au nom du père en 1972) bouscule celui du catholicisme, puis que Marcia trionfale (La Marche triomphale en 1976) n’agresse celui de l’armée. Le camp de Bellocchio était celui de la marge et de la révolte, défiant la norme et la loi jusque dans le crime comme dans ce Salto nel vuolto (Saut dans le vide) qui valut, en 1980, un double prix d’interprétation au Festival de Cannes à Michel Piccoli et Anouk Aimée. Reconnu internationalement, Bellocchio n’en restait pas moins subversif jusque dans une adaptation littéraire comme Il Diavolo in corpo (Le Diable au corps) d’après le roman de Radiguet, mêlant audaces sexuelles et résonances politico-terroristes façon Brigades Rouges…

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Les racines du mal

Les années 80 et 90 allaient voir le cinéaste se perdre quelque peu dans le dédale d’une création devenue très inégale, marquée par sa psychanalyse et adaptant Pirandello (Henri IV, le roi fou en 1984, La Nourrice en 1999) tout en gardant dans le viseur la politique avec son évocation de l’enlèvement et de l’assassinat d’Aldo Moro dans Bongiorno, Notte (2003). Le psychiatre Massimo Fagioli, gourou de l’analyse collective très en vogue dans les milieux artistiques et de gauche(1), fut non sans raison montré du doigt pour expliquer certaines errances d’un réalisateur en analyse avec lui depuis 1977 et sur lequel il exerçait aussi une influence palpable dans ses choix créatifs. Jusqu’à coécrire ses scénarios et même à l’accompagner à ses interviews avec la presse… Sorti dans sa jeunesse -et dans la déception- de l’engouement maoïste, Bellocchio se perdrait-il encore à trop vouloir se chercher? Certains ne croyaient plus guère en lui quand s’opéra le formidable retour au premier plan de Vincere au Festival de Cannes 2009. Emergé de sa période psy et affichant une maturité des plus épanouies, il y creusait son obsession pour la recherche des racines du mal, à travers une évocation saisissante d’Ida Dalser, la maîtresse de Mussolini, et de leur fils illégitime, tous deux internés et morts à l’hôpital psychiatrique une fois que leur présence fut devenue gênante… Le cinéaste a le style désormais quelque peu apaisé, mais son propos reste brûlant comme le prouvent encore les deux inédits qui sortent chez nous en cette fin d’année. On retrouve dans Fai Bei Sogni comme dans Sangue dei Mio Sangue cette quête permanente de vérité par-delà le mensonge social, religieux, familial aussi et peut-être surtout. Avec, dans les deux films, le thème du suicide, rappel cruel de la perte subie quand, fin 1968, le frère jumeau de Bellocchio s’ôta la vie. Ce même frère qui lui avait prêté, quelques années plus tôt, l’argent pour tourner son premier long métrage… Cette déchirure intime, Marco la portera sans doute jusqu’à son dernier souffle, jusqu’à son dernier film, avec force et lucidité, alliant l’organique à la pensée comme peu de cinéastes l’auront réussi avant lui.

Louis Danvers

(1) ROBERTO BENIGNI SE FIT AUSSI PAR EXEMPLE ANALYSER CHEZ FAGIOLI…

Au nom du fils

Fai Bei Sogni confronte un homme à un traumatisme d’enfance; l’occasion pour Marco Bellocchio de sonder encore l’humain, la famille et la société italienne.

Fai Bei Sogni (Fais de beaux rêves)
Fai Bei Sogni (Fais de beaux rêves)© Simone Martinetto

Adapté du roman éponyme de Massimo Gramellini, Fai Bei Sogni (Fais de beaux rêves), qui sortira chez nous le 14 décembre prochain, porte assurément la griffe du réalisateur originaire de Piacenza, qui en déploie la trame sur une trentaine d’années, la revente prochaine de l’appartement familial confrontant un homme à un traumatisme d’enfance, quand, un jour de 1969, sa mère adorée disparaissait inexplicablement de son horizon alors qu’il était âgé de neuf ans à peine…

Figures maternelles

Soit une oeuvre virtuose parsemant son cours tumultueux de bouffées d’enfance, et l’occasion rêvée d’inviter Bellocchio à un retour sur sa prime jeunesse. « Je suis né en 1939, encore sous le régime fasciste, dans une famille de neuf enfants. Nous avons même reçu un autographe de Benito Mussollini, qui encourageait les familles italiennes à en avoir de nombreux, se souvient-il. Le parallèle avec le film, d’où mon intérêt pour cette histoire, c’est que ma relation avec ma mère était l’exact opposé de celle entretenue par Massimo, le protagoniste central, avec la sienne. Pour ma part, il s’agissait d’une non-relation, d’une absence totale de figure maternelle; non que ma mère ait été une méchante femme, mais elle était trop absorbée par ses tâches domestiques, à savoir nourrir et faire survivre tout le monde. A l’époque, tout ce qui concernait l’âme et l’éducation était du ressort de l’Eglise et de l’école, on ne s’en occupait pas à la maison… » Non sans préciser, à toutes fins utiles: « La plupart de mes souvenirs se situent en dehors de la famille, parce que j’essayais tout le temps de m’en échapper. » Et d’évoquer ainsi les vacances passées à Bobbio, la ville où il situe Sangue del Mio Sangue (lire par ailleurs), dans une atmosphère légère, propice notamment aux premières aventures avec des filles –« on parle de l’Italie d’alors, tempère-t-il toutefois, encore gouvernée par l’Eglise, une sorte de répression et de conservatisme. »

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A défaut d’avoir fait l’expérience d’un amour exclusif comparable à celui unissant Massimo à sa mère, Marco Bellocchio raconte combien la réaction de l’enfant face à la disparition de celle-ci lui a semblé familière, le gamin solitaire choisissant, en guise de révolte, de se réfugier dans un monde imaginaire où il fera de Belphégor son ange-gardien. « J’ai fait exactement la même chose dans mes tentatives de me soustraire à l’oppression familiale, en fantasmant autant que possible sur d’autres dimensions. » Incidemment, Fais de beaux rêves, un film plein de mystère, y trouve une coloration fantastique, que viennent discrètement souligner des citations du Nosferatu de Murnau –« un des films à m’avoir le plus impressionné »– et du Cat People de Jacques Tourneur.

Tragédies familiales

De Au nom du père à La Marche triomphale, de Viol en première page à Buongiorno, Notte, Marco Bellocchio a signé des films en prise sur le tumulte et les enjeux politiques de leur époque, et Jean Tulard a pu célébrer sa filmographie d’un définitif: « La contestation érigée en art cinématographique ». A cet égard, Fais de beaux rêves peut sembler marquer une évolution sensible, qui le voit privilégier la sphère intime. Sans plus de cause apparente pour se rebeller? Le réalisateur transalpin s’en défend, qui sourit: « Non, mais tout film a son centre, et dans celui-ci plus que dans d’autres, il réside dans les personnages, leurs sentiments, leurs tragédies et leurs émotions. Et si l’on y voit l’Italie, le football, Sarajevo (théâtre d’un des épisodes phares du film, l’un des rares qu’il ait modifié en profondeur par rapport au roman, NDLR), rien n’est analysé objectivement. Chacun de mes films, même ceux qui semblent les plus sociaux ou les plus politiques, reflète toujours mon point de vue, qui est toujours très proche de celui de mes personnages et des problèmes avec lesquels ils se débattent dans la vie réelle. Cela ne signifie pas que je sous-estime leurs intérêts politiques ou sociaux, mais ils n’ont jamais constitué ma première source d’inspiration. Même dans les films où cette dimension est la plus présente, elle reste à l’arrière-plan des personnages. Pour vous donner un exemple, Les Poings dans les poches est une tragédie familiale. On peut en faire une interprétation politique, mais ce sont les relations personnelles qui prévalent. »

Ce film, que l’on peut redécouvrir restauré aujourd’hui, apparaît, à 50 ans de distance, comme la matrice de l’oeuvre à suivre du réalisateur de Vincere, dont il indiquait déjà plusieurs lignes de force -à commencer par cet intérêt jamais démenti pour la famille. « A l’époque, on était encore dans le modèle de la famille patriarcale, avec une très grande cohésion. 1968 a consacré une rupture dans cette conception de la famille, synonyme de tentatives d’échapper à son emprise. C’est déjà la raison pour laquelle j’avais tourné Les Poings dans les poches. Il a été restauré pour son cinquantième anniversaire, et j’ai été impressionné de voir, lors des projections, que de jeunes spectateurs réagissaient encore avec beaucoup d’attention et d’émotion, parce que les contradictions, la tristesse, la violence et les conflits dans la famille sont toujours présents aujourd’hui. Ils ont peut-être changé de forme et d’apparence, mais ils existent toujours, dans n’importe quelle famille. Il n’y a pas eu de changement anthropologique depuis… » Et l’expérience du film est d’ailleurs toujours autant secouante…

Jean-François Pluijgers, à Cannes

  • FAI BEI SOGNI, AVANT-PREMIÈRE LE 4/12 À BOZAR, EN PRÉSENCE DE MARCO BELLOCCHIO, DANS LE CADRE DU FESTIVAL DU FILM MÉDITERRANÉEN. SORTIE LE 14/12.
  • LES POINGS DANS LES POCHES, LE 5/12 À FLAGEY, EN PRÉSENCE DE MARCO BELLOCCHIO. RESSORTIE À PARTIR DU 28/12.

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