Le rap féminin a trente ans. Soul Jazz en répertorie les grands moments dans une compilation racée. La battle n’est pourtant pas gagnée, les préjugés ont en effet la vie dure dans le hip hop.

Les filles dans le rap ne se limitent pas aux bimbos à moitié à poil qu’on voit dans les clips et qui dandinent leur carrosserie sur le capot de grosses bagnoles tout en se frottant à des chefs de gang bling-bling. Cette année, le rap féminin a trente ans. En 1979, alors que la productrice Sylvia Robinson devenait la première professionnelle du show business à s’emparer du rap pour le diffuser à travers le monde en réunissant trois rappeurs cueillis dans la rue et qu’elle allait baptiser Sugar Hill Gang, les s£urs Winley, Tanya et Paulette, enregistraient le premier single de « Female Rap ». Produit par leur mère, Ann, et sorti sur le label indépendant de leur père: Paul Winley Records.

De Lady B à Queen Latifah en passant par MC Lyte, le label Soul Jazz vient de rendre hommage aux grandes figures du mouvement à travers sa double et hautement recommandable compilation Fly Girls! B-Boys Beware.

Plus qu’un CD, c’est une statue trônant à l’entrée des quartiers chauds que ces filles au caractère bien trempé auraient méritée. S’il est encore difficile pour une femme d’émerger en politique ou dans les milieux d’affaires, il est encore plus ardu d’être une fille dans le milieu du rap.

« Le rap est macho, à l’image de l’endroit où il est né: les banlieues, explique Olivier Cachin, journaliste, écrivain et animateur télé spécialisé dans le hip hop. Il n’en va pas ainsi partout et tout le temps mais il s’agit d’une réalité. On parle tout de même d’endroits où les filles se déguisent parfois en mecs pour qu’on leur foute la paix. »

Le rap est une culture de la rue. Dans les ghettos dont il est issu, l’insécurité et la pression sociale ont longtemps incité les femmes à rester la majeure partie du temps enfermées à la maison afin d’éviter les agressions. Les seules qui traînaient sur le pavé étaient souvent les prostituées.

Violence conjugale et maternité

Nombre de rappeurs entretiennent une vision binaire de la femme.  » Soit ils la considèrent comme une pute. Soit comme une personne hautement respectable à l’image de leur mère, leur s£ur ou leur cousine« , assénait il y a quelques années la Française Princess Aniès.

Certains sociologues avancent l’hypothèse du rite de passage. S’il veut entrer dans un gang, l’adolescent devrait prouver sa virilité en rejetant l’univers féminin propre à l’enfance et témoigner ainsi de son passage à l’âge adulte. L’image des femmes dans le rap pourrait aussi trahir une peur de ne pas être hauteur, de ne plus être aimé. Crainte que les artistes conjureraient par le rejet.

Pour les filles, le rap est souvent un moyen de s’intégrer au groupe de manière égalitaire et d’y obtenir les mêmes droits que les hommes. « Les raps masculin et féminin possèdent les mêmes codes, les mêmes repères. On peut parler d’un tronc commun, analyse Olivier Cachin. Cependant, il y a moins d’ego trip chez les filles que chez les hommes. Affirmer et répéter à l’envi qu’on est le meilleur est un truc très masculin. Les filles se veulent généralement plus discrètes. Elles ont moins ce côtéje bombe le torse en vantant mes mérites . Par ailleurs, je ne vois pas un mec écrire des textes sur la violence conjugale et la maternité. »

« Les filles représentent le côté plus love des rappeurs, embraye Philippe Fourmarier de la Zulu Nation Belgique. Elles ne partagent pas les mêmes envies, les mêmes vécus, les mêmes messages. Elles sont importantes dans le mouvement quand il faut calmer les choses. En même temps, elles ont du mal à se mettre en avant dans un milieu au machisme et à la misogynie ambiants. Il n’est pas évident de faire oublier le côté bling-bling. De jouer la carte de la prise de conscience. »

« A mes yeux, le hip hop vient de notre quotidien. Il raconte des histoires vraies, la vie de tous les jours, qu’elle soit macho ou pas, ajoute encore Shon B, moitié du duo rap lesbien Yo Majesty. Le truc est de croire en toi. Et de ne pas montrer à ces mecs que tu transpires. »

Amnésie collective

Même aux Etats-Unis, berceau du mouvement hip hop, peu de rappeuses sont parvenues à percer. La légende veut même que derrière chacune d’entre elles se cache un rappeur. « Beaucoup sont restées de parfaites inconnues. D’autres ont eu droit à leur quart d’heure de gloire, constate Cachin. Mais je n’ai pas le souvenir d’une rappeuse qui a pété des scores ces dernières années. Si je regarde plus loin dans le rétroviseur, je pense à MC Lyte. Puff Daddy l’avait super bien vendue. »

Celles qui sont parvenues à s’installer, à vendre, à se faire respecter ont souvent élargi leur palette. Exploré d’autres domaines en relation ou non avec la musique. « Plus que comme une rappeuse, je perçois Queen Latifah comme une actrice et Missy Elliott comme une excellente productrice. On pourrait dire pareil d’un bon nombre de mecs mais les filles ressentent, je pense, le besoin d’aller plus loin. De représenter autre chose. »

Ce qui ne signifie pas pour autant que leurs carrières sont plus longues « Le problème de la longévité est particulièrement aigu dans le domaine du rap. Un milieu musical plus amnésique que les autres. Le rock débouche relativement souvent sur des retours surprenants. Que reste-t-il du rap des années 80? LL Cool J vient d’enchaîner trois bides. Il existe dans le rap une espèce de prime à la nouveauté. Les anciens abandonnent. Rapidement victimes d’une absence de succès. Il en va de même pour les filles. »

Filles qui semblent pourtant moins obsédées par la concurrence. Contrairement à leurs homologues masculins, elles ne se prêtent pas volontiers aux battles, un contre un de la « chambrure », où les participants improvisent, font des rimes et prennent un malin plaisir à vanner leurs adversaires.

Philippe Fourmarier a tenté d’opposer des rappeuses belges. En vain. « Elles ont préféré une petite démonstration. Estimant qu’elles étaient déjà assez peu nombreuses, trop souvent raillées par les mecs, que pour encore se tirer dans les pattes. »

Olivier Cachin abonde dans son sens. « Les combats de catch féminins sont destinés à un public de mecs. Je ne suis pas étonné que leur équivalent rapologique intéresse peu les filles. Le côtébattle , on s’insulte, on s’en prend à la mère de l’un, à la s£ur de l’autre, très peu pour elles. Le combat de coqs n’est pas un combat de poules. »

French touch

En France comme ailleurs, les femmes du rap rament. Souvent confinées à un rôle de faire-valoir, elles confèrent un aspect mélodique aux morceaux de ces messieurs en interprétant des refrains chantés. Quand elles ne flirtent pas méchamment avec la variété.

« Diam’s est la première à avoir fait entendre le rap féminin en France, se souvient Olivier Cachin. Auparavant, ça ne marchait pas. Les portes du business étaient fermées. Pire, les rappeuses elles-mêmes n’y croyaient pas. On pouvait percevoir dans leur chef une espèce de résignation. »

Souvent diffusées sur des chaînes généralistes, elles touchent finalement aujourd’hui une large audience. « Le public de base du rap est parfois aussi macho que les artistes qu’il admire. Le succès des femmes dépasse le microcosme des fans de hip hop. Prenez Keny Arkana et Diam’s. L’une touche les altermondialistes, les militants de gauche. L’autre fait un carton auprès du grand public. C’est une question de sensibilité… »

Dans le milieu, les petites blanches sont rares mais certaines sortent du bois. La blondinette Agonie de Boulogne-Billancourt vient de donner vie à son premier album. « Le hip hop constitue l’un des seuls domaines où il est plus logique d’être black ou arabe que blanc. Mais avoir le teint pâle n’interdit pas le talent. Je ne prétends pas qu’Agonie est du calibre d’un Eminem mais elle possède une légitimité. Pour moi, en musique, il n’y a d’autres barrières que celles qu’on s’impose », conclut le journaliste. l

Fly Girls! B-Boys Beware, chez Soul Jazz.

Texte Julien Broquet

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