AVEC BIUTIFUL, ALEJANDRO GONZALEZ INARRITU S’ATTÈLE À UN MÉLODRAME INTIME EN PRISE SUR LA DISGRÂCE DU MONDE. UN FILM AUSSI FORT QUE LA PRESTATION DE JAVIER BARDEM, PAR UN RÉALISATEUR PLUS CONCERNÉ QUE JAMAIS.

S’il fallait désigner un cinéaste emblématique de ce début de XXIe siècle, ce serait peut-être lui, Alejandro Gonzalez Inarritu, dont les films ont établi une cartographie de la mondialisation, de Mexico à la planète entière, en même temps qu’il semblait vouloir exploser les formes, visuelles comme narratives. Révélé par Amores Perros, le réalisateur, aidé par son scénariste Guillermo Arriaga, allait enfoncer le clou et élargir le propos à la faveur de 21 Grams d’abord, Babel ensuite. Avec ce dernier, Inarritu signait son £uvre la plus ambitieuse, mais se voyait aussi confronté aux limites de son système: vouloir embrasser toute la douleur du monde en un film, aussi habile soit-il, s’y révélait à la fois naïf et prétentieux, au-delà du paradoxe apparent.

Circonstance atténuante: Inarritu a, de toute évidence, la sincérité chevillée à la caméra. Démonstration avec Biutiful, un film qui le voit tourner le dos à Arriaga et à la narration éclatée devenue sa marque de fabrique, mais pas pour autant à la conscience du monde, envisagée ici à travers le destin d’Uxbal (phénoménal Javier Bardem), un homme confronté à ses contradictions alors qu’il fait face à la mort. Et explications lors d’un chaleureux entretien londonien.

Biutiful diffère de vos films précédents par sa construction narrative. Pourquoi avoir voulu donner aux choses une apparence plus simple?

Biutiful est une tentative de raconter une vie simple dans un environnement complexe. Nous vivons dans un monde extrêmement complexe, et j’ai voulu parler d’un homme qui s’occupe de choses ordinaires, qui touchent des millions de personnes -le chômage, dans une réalité globale, la maladie…- et me pencher sur le sens de son parcours. J’aurais pu suivre des lignes narratives multiples pour raconter cette histoire, mais j’ai voulu m’écarter des structures polyphoniques que j’avais utilisées dans mes 3 films précédents: la structure même devenait un sujet de distraction, tout en étant prévisible, et je ne voulais pas me laisser piéger. Chaque histoire requiert une forme de narration spécifique, et dans le cas présent, ne suivre qu’un point de vue, de façon linéaire, me semblait le moyen le plus sûr d’établir une connexion émotionnelle entre le public et le voyage de cet homme.

Pourquoi avoir choisi de situer l’histoire à Barcelone?

Une raison pratique de tourner à Barcelone était que Javier est espagnol, et que l’espagnol est ma langue. En outre, Barcelone est un bon exemple d’une ville qui a connu, comme toute l’Europe, l’impact de problèmes d’immigration. Je trouvais nécessaire de montrer la complexité de ces nouvelles sociétés, avec des communautés invisibles qui vivent en Europe. Au départ de ce contexte, je voulais évoquer quelque chose que je considère comme urgent et global.

Le sujet de l’immigration est d’ailleurs commun à plusieurs de vos films…

J’éprouve de l’empathie pour ce sujet. Il s’agit d’une question urgente, que je vois, que je ressens, et qui m’émeut -toutes ces histoires, où les circonstances forcent des millions et des millions de gens désespérés à quitter leur pays pour différentes raisons, mais avec un dénominateur commun qui est la douleur. C’est un voyage douloureux, que l’on entreprend pour des motifs religieux, politiques et économiques, et un mouvement inévitable que ne veulent pas plus voir qu’accepter des pays qui vont pourtant bien devoir s’en occuper. L’urgence de cette situation me paraît intéressante à explorer par la fiction.

Jusqu’où vous retrouvez-vous dans Uxbal?

Il y a beaucoup de moi et de mes peurs en lui. Un film est toujours une extension de vous-même, sans être autobiographique pour autant: écrire ou tourner un film comme celui-là est plus complexe, ce serait vite laborieux si je ne parlais que de moi. Mais de toute évidence, il y a là beaucoup de choses que je partage ou que je redoute, et d’autres qui me touchent et ont un impact sur moi. Je ne pense pas que quiconque puisse se soustraire au fait de penser à sa propre mort, ni de s’interroger sur ce qu’il adviendrait de ses enfants s’il venait à disparaître. Jusqu’où vont aller l’injustice et la dictature du capitalisme? Des sociétés vont-elles continuer à être humiliées de la sorte? Voilà des choses que j’observe, et dont je constate qu’elles gagnent en tension.

Considérez-vous qu’il aille de votre responsabilité de cinéaste de les aborder?

Non. La responsabilité d’un cinéaste, c’est de faire un bon film. Et c’est déjà une responsabilité assez grande. Je ne subordonne pas mes films à mon agenda politique. Mais si j’y trouve des éléments et un contexte susceptibles de renforcer et d’améliorer mes personnages et leur arc dramatique, je peux les intégrer à l’histoire. Mes personnages ne sont pas là pour parler de mes préoccupations personnelles -pour ce faire, j’aurais choisi un autre support, j’aurais tourné un documentaire ou écrit un essai. Mais il arrive qu’il y ait une intégration naturelle. Idéalement, on espère qu’un film suscitera des questions. Je n’aime pas prêcher, accuser, sanctifier ni victimiser les gens. J’aime poser des questions, et mettre sur la table une série de choses qu’il me semble important de discuter, en faisant partager par le public le parcours émotionnel de personnages que je trouve intéressants.

Biutiful raconte le réveil d’un homme. Attendez-vous qu’il ait le même impact sur les spectateurs? Croyez-vous au pouvoir des films de changer les gens?

Mmh. Je ne sais pas. Il arrive que les gens soient émus, ou secoués par un film, mais je ne sais pas si un film a encore le pouvoir de changer quoi que ce soit. Les gens sont tellement submergés, bombardés d’une somme d’informations, d’images, de données, que je ne sais pas si l’impact d’un film peut remplir cet espace au point de les faire changer d’avis ou prendre des décisions. J’en doute, malheureusement. Ce qu’un film peut affecter, c’est un point de vue temporaire sur un sujet. Ou planter une petite graine de conscience, et remettre en question quelque chose qui était considéré comme acquis. Mais de là à savoir si cette graine va pousser jusqu’à devenir un arbre, et avoir un véritable impact, cela dépendra de chaque personne.

Vous avez tourné une publicité pour Nike avant la coupe du monde de football. Par amour du foot?

C’était un moyen de m’échapper du montage de Biutiful auquel je travaillais alors. Et cela s’est révélé fort utile: le film m’avait tellement absorbé que prendre un peu de distance m’a aidé, cela a élargi ma perspective. Je dois payer le loyer, et cette pub m’a permis de faire de l’action et de la comédie, avec beaucoup de gadgets, toutes choses que je ne fais pas habituellement. C’était un défi logistique, mais ce fut surtout fun, et cela s’est révélé fort intéressant. Sans compter que certains de ces joueurs sont vraiment étonnants…

Wayne Rooney a un vrai potentiel d’acteur…

Je suis entièrement d’accord, c’est un bon acteur, à l’aise avec la caméra. Je lui ai dit qu’une fois retraité, s’il le voulait, il pourrait avoir un rôle pour moi. Mais je ne le paierai pas aussi bien. ( rires)

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À LONDRES

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