UN PARC D’ATTRACTIONS ÉPHÉMÈRE, DROLATIQUE ET DÉGLINGUÉ, POUR MIEUX OFFRIR AUX VISITEURS UNE ÉNORME EXPOSITION D’ART CONTEMPORAIN ET URBAIN RÉUNISSANT LE MEILLEUR DES ARTISTES-ACTIVISTES: BIENVENUE À DISMALAND, LA DERNIÈRE IDÉE DE GÉNIE DE BANKSY.

Le rire n’est jamais très éloigné de la dépression. A Dismaland en tout cas (« dismal » comme « lugubre »), les deux cohabitent sans le moindre problème: aux airs quasi hilares des visiteurs de ce « Bemusement park » (« Bemuse », au sens de « perplexe ») répondent les mines défaites de son personnel. Des dizaines de jeunes gens embauchés pour la surveillance et l’animation des lieux, et contractuellement obligés de porter des oreilles de Mickey et de tirer la gueule, tout le temps et à tout le monde. Car Dismaland se veut, en vitrine en tout cas, le pendant cauchemardesque et dégénéré de l’autre parc jamais nommé -à l’exception du site Web, qui interdit explicitement l’entrée « aux avocats de Disneyland« . Tout y est, comme dans les vraies fêtes foraines et les véritables parcs à thèmes qui trônent au sommet de la pyramide des loisirs: le château de princesse (mais dans lequel Cendrillon, morte dans un accident de carrosse, est cernée de scooters et de paparazzis), la grande roue (toute pourrie, et qui tourne à l’envers), le plan d’eau (dans lequel s’est échoué un car de flics, transformé en toboggan), le spectacle marin (avec un énorme épaulard jaillissant d’une cuvette de WC), les auto-tamponneuses (sur lesquelles zigzague la Mort), le manège (sur lequel un boucher découpe un cheval, assis sur des caisses de lasagnes), les petits navires (remplis de réfugiés) ou la pêche aux canards (morts ou englués dans une flaque de pétrole)… Tout, jusqu’à la musique d’ascenseur lancinante et perpétuellement diffusée dans le parc (un petit air hawaïen fatigué sur un disque rayé) et les appels au micro. Sauf qu’ici, ce n’est pas le petit Elliot qui attend ses parents à l’entrée, mais une voix morne qui lance quelques petites phrases tristes -« La lutte contre la pauvreté n’est pas si importante. La lutte contre la pauvreté n’est pas si importante« . Banksy voulait créer le malaise? Il a en tout cas créé l’événement: depuis le 20 août, et jusqu’au 27 septembre, le parc et ses 2000 places par jour affichent sold out à Dismaland, l’auto-proclamé « nouveau parc d’attraction le plus décevant d’Angleterre« . Et qui en réalité cache derrière ses détournements, son cynisme et l’aura mystérieuse de son géniteur, l’exposition d’art contemporain la plus excitante -et accessible- de la décennie.

Messages limpides

Le lieu n’a, évidemment, pas été choisi au hasard: l’ancien Tropicana, piscine publique et à l’air libre, était à l’abandon depuis quinze ans. C’est ici, dans la station balnéaire so british de Weston-super-Mare, dans le Somerset, que le jeune Banksy, originaire de Bristol, à 30 kilomètres, passait -apparemment- ses étés. Un lieu désolé que le street artist a occupé secrètement pendant près de trois mois pour y installer son parc, et les oeuvres de ses amis. Car si Banksy est à la manoeuvre et son nom sur toutes les lèvres, ils sont une cinquantaine d’artistes contemporains -graffeurs, peintres, vidéastes, plasticiens, artistes conceptuels- à avoir participé à ce happening qui restera éphémère, fidèle à l’esprit du street art. Or, l’art ici, certes provocateur, cynique ou nihiliste, est partout. Sur tous les murs, dans les moindres recoins, il y a un concept, une affiche, un pochoir, une image -toutes oeuvres reliées entre elles par cet esprit DIY et activiste baigné d’humour noir: le camion-citerne en équilibre de l’Américain Mike Ross, les poupées tatouées de Jessica Harrison, le champignon atomique de Dietrich Wegner, de nombreuses sculptures, des dizaines de tableaux. Beaucoup d’artistes anglo-saxons, mais aussi israéliens ou arabes. On retiendra entre autres les oeuvres de Damien Hirst -comme ce ballon maintenu dans les airs par une soufflerie, au-dessus d’une mer de couteaux- ou l’incroyable et énorme maquette réalisée par Jimmy Cauty, ancien membre du collectif KLF: un bout d’Angleterre envahi par les émeutes, les flics et l’anarchie, qui aura demandé neuf mois de travail et des milliers d’impressions 3D. Toutes délivrent des messages souvent limpides, s’en prenant à la société de consommation, à la dictature des loisirs, défendant la cause animale, dénonçant les inégalités, les guerres et au final, à peu près tout ce qui constitue nos sociétés capitalistes. Dismaland se veut le miroir cauchemardesque de notre monde contemporain? « C’est décousu, incohérent et narcissique, peut-être qu’on y est presque« , expliquait récemment Banksy dans une interview, évidemment par e-mail.

Alternatif ou grand public?

« Son équipe nous a contactés il y a presque huit mois pour occuper le site, explique le porte-parole de la commune, comblé par l’impact économique et publicitaire de ce parc hors norme et antisystème pour cette petite ville du Somerset. Il a fallu tenir le secret sur ce qui s’y passait, on a donc lâché la rumeur selon laquelle un film allait y être tourné. Mais nous n’avions pas vraiment de droit de regard sur ce qui s’y préparait. Aucun regret en tout cas: nous nous offrons une visibilité médiatique que nous n’aurions jamais pu nous payer. Et les retombées économiques pour la région sont estimées à 7 millions de livres! » Un engouement et un culte du secret que confirme un membre de la production qui travaillait jusque-là sur l’énorme festival de Glastonbury; production qui regroupe désormais plus d’une centaine de personnes. « Avec Dismaland, on est entre le festival, le parc à thèmes et l’expo. Et ce fut le secret le plus dur à garder de ma vie! Mais pour moi, le plus intéressant ici, c’est la proximité du public avec les oeuvres, nulle part dans le monde vous ne pouvez avoir ainsi des oeuvres de Damien Hirst à portée de mains, sans barrières. » Là aussi, du pur esprit street art, même s’il a fallu s’adapter: des grillages ont ainsi dû être placés autour de la maquette de Cauty: « Les premiers jours, plein de gens volaient ses figurines« .

Reste que Dismaland, incontestable réussite publique et conceptuelle, atteint peut-être les limites même de son concept, censé détourner les codes de la société de consommation pour mieux la dénoncer: ici aussi, on boit de la bière à quatre livres, on mange des « Dismalafel » à cinq et on finit au giftshop en se ruinant pour un T-shirt, une affiche ou un souvenir de cet événement qui ne se reproduira pas. Et dans le « selfie hole » installé à l’entrée, simple panneau blanc muni de deux trous, l’un pour la tête, l’autre pour le bras et le smartphone, pointant la vacuité du principe, la foule se presse tout de même pour se prendre en photo… Et ce sont les mêmes qui s’offrent de grands ballons noirs sur lesquels est écrit « I am an imbecile ». Banksy et ses acolytes, en optant pour le détournement très grand public, désiraient pour une fois ne pas prêcher que des convaincus et sortir l’art et l’activisme de leurs ghettos respectifs. Le but est atteint, au risque de transformer l’alternatif en effet de mode, voire en produit de consommation. Un comble.

REPORTAGE Olivier Van Vaerenbergh, À Weston-super-Mare (UK).

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