JAZZ, MUSIQUES CLASSIQUE, TRADITIONNELLE, ÉLECTRONIQUE… FILS D’UNE STAR DU OUD, LE PIANISTE ET MULTI-INSTRUMENTISTE PARISIEN BACHAR MAR-KHALIFÉ DÉCLOISONNE LES GENRES SOUS L’INFLUENCE DE SON LIBAN NATAL. LE 21 MAI AUX NUITS BOTANIQUE.

Paris. Onzième. Au bar du Café de l’Industrie, Bachar Mar-Khalifé s’excuse pour son léger retard et se commande une première Affligem. Souriant, bavard, le regard franc, le verbe chaleureux et le mot réfléchi, le Franco-Libanais dégage la même impression que sa musique: un mélange d’érudition et de simplicité, de virtuosité et de métissage, de liberté et de bienveillance. Fils de Marcel, gloire arabe du oud, Bachar entremêle depuis trois albums world, jazz, musiques classique, électronique et traditionnelle avec une incroyable liberté et une indicible classe. Ya Balad, le dernier en date, revient sur ses origines et son enfance. Celles d’un gamin arrivé en France à l’âge de six ans et né le 13 février 1983 à Beyrouth dans un pays en guerre. « Mes souvenirs sont assez heureux paradoxalement. Il y a quelques vestiges de la guerre civile. À la maison, la nuit, parfois, on se réveillait et on devait aller se réfugier dans le couloir. Là où on ne risquait pas d’être touchés par des éclats de verre. La menace était permanente et dans le chef des adultes, il y avait une angoisse terrible, vitale, de protéger les siens. Mais nous, les enfants, on sautait sur la moindre occasion pour aller jouer au ballon dans la rue. C’était notre quotidien et on s’en accommodait. »

De cette période lointaine et tendre de la petite enfance, Bachar garde surtout des traces musicales. Les tournées et les concerts du père. Les musiciens dans les coulisses. Les teufs et les boeufs à la maison. Une maman prof de philo aussi qui chante partout et tout le temps. La famille Khalifé est encore au Liban quand Bachar et son frère Rami prennent leurs premières leçons de piano. « C’était un choix de mon père évidemment. C’était important pour lui de nous offrir tout ce à quoi il n’avait pas eu accès. À quatorze-quinze piges, le seul instrument qu’il avait pu se procurer, c’était un oud. Parce que c’était le moins cher et parce que c’était la réalité de l’époque et de la région. »

Bachar, son frangin et ses parents quittent le pays comme beaucoup de Libanais à la fin des années 80. La guerre civile touche à son terme. « C’était le chaos. Tout le monde se tapait dessus. Les habitants ne voulaient pas abandonner le Liban mais ils partaient pour leurs enfants le temps que ça se calme. Une fois qu’on est loin, que les gosses commencent à aller à l’école, ça devient difficile de rentrer. »

Choc des cultures

À Nanterre, Bachar entre dès sept ans et demi étudier le piano au conservatoire. En cachette, il fouille dans le bureau et les archives de son père, regarde des vieilles VHS de concerts, écoute des enregistrements et joue des percussions par-dessus. Il suit d’un côté la formation classique au piano: Bach, Chopin, le répertoire contemporain, les Varèse, les Xenakis. Il apprend de l’autre la caisse claire, le xylophone, les marimbas et les timbales… À l’adolescence, c’est le foot à l’Entente sportive. Gardien de but, puis attaquant. Les premiers disques également. Michael Jackson, Nirvana, les débuts du hip hop. « Tout commençait à s’entrechoquer mais je ne me posais pas vraiment de question. Ce n’était ni un métier ni une quête d’identité ou d’esthétique… »

L’adolescence, c’est aussi le temps des groupes de collège, des concerts dans les petits clubs de jazz et surtout le début des tournées avec papa… « Mon frangin est déjà pianiste et inconsciemment je cherche une place différente dans la famille. Je veux aller ailleurs. Et je sens que la percussion peut m’amener beaucoup plus loin. Même dans le voyage. Un piano, ça ne se déplace pas et tu n’en trouves pas partout. »

Les percussions qu’il perfectionnera au conservatoire supérieur de Paris seront synonymes de métissage, de fusion, de rencontres… « C’est aussi ce qui complète le mieux le oud de mon père et le piano de mon frère. À partir de mes seize ans et pendant une dizaine d’années, on a énormément joué ensemble. Je ne me sentais pas à la hauteur. Je jouais avec des instruments que je ne savais même pas utiliser. C’est sans doute ce qui explique mon approche assez rock et spontanée… »

Réconciliation

Bachar commence à composer chez lui il y a une dizaine d’années. Dans sa chambre de bonne parisienne de douze mètres carrés en mansarde. « J’avais une très grande fenêtre, une vue extraordinaire, ouverte sur l’horizon, et juste de la place pour un oud. C’était un truc personnel, romantique. Genre: qu’est-ce que je fais ici? Pas du tout dans l’optique de partager. Avec mon père et mon frère, on jouait à l’époque dans tout le monde arabe, aux États-Unis, en Europe… »

Le premier concert à Carthage avec son paternel lui laisse un souvenir ému. « C’était dans un amphithéâtre romain complet quatre heures avant le début du set. 15 000 personnes scandaient les chansons. On était en coulisses. C’était incroyable. Ça faisait longtemps que je n’avais pas repensé à cette période. Mais je sais que c’est là. » Il sait aussi que ce fut difficile de s’en détacher pour répondre à ses propres aspirations. « J’avais autre chose à apporter. Mais comme dans toute révolution, il faut des ruptures, se faire entre guillemets violence. »

Bachar se remet au piano juste avant l’enregistrement d’Oil Slick (2010), son premier album. Une réconciliation, des retrouvailles aux allures d’épiphanie… La plupart du temps, le multi-instrumentiste chante en arabe. « C’est la langue de mon enfance. Quelque chose de brut, de non formaté. On a toujours parlé en arabe libanais à la maison. Je le lis par mes propres moyens mais je ne l’ai jamais écrit. C’est une relation très animale pour le coup. Une relation humaine, pas littéraire. Un peu comme celle qu’entretient Monk avec la musique. » Cette frontière, cette barrière de la connaissance, le musicien a mis longtemps à la dépasser. « Il y a différentes manières d’aborder ce qui nous entoure. Et si on ne se les permet pas, on passe à côté de quelque chose. Les plus grands poètes, ce sont les braves gens qui vont à la pêche et qui regardent le reflet de la lumière sur l’eau. Ils ont tout en eux et ils n’ont pas fait de doctorat en musicologie. Beaucoup de choses sont interdites dans la société. Si tu es boulanger, tu fais le pain comme ça et pas autrement. C’est dur de sortir de tout ça. Qui que l’on soit. Quels que soient notre environnement familial, notre éducation. »

Au-dessus, à côté, ailleurs…

Tradition. Héritage. Mais aussi avant-gardisme et quête farouche de liberté. C’est un peu tout ça Bachar Mar-Khalifé, qui chante sur son disque des berceuses de Théodore Botrel (Dors mon gâs) comme des chansons de son papa (Madonna) et de sa maman (Lemon). « Je pense que j’ai pris l’amour, le bonheur, la spontanéité de ma mère. La rigueur, le contrôle, le courage de mon père. Et le côté animal et jusqu’au-boutiste de mon frère. Je ne me suis jamais dit: je vais faire du jazz, du rock ou du classique. C’eut été absurde. Pour moi, la musique, c’est tout ça. C’était aberrant de se limiter. Je ne me pose pas trop de questions. Je fais comme ça vient. Et ça vient comme ça pour l’instant. »

Pour le Franco-Libanais, la poésie n’est pas un art verbal. Elle fait appel à la sensation, à l’animalité qu’on a en nous. À l’imagination qui n’est pas racontée mais vécue. « Je veux que la chanson raconte tout, tout le temps. C’est la force de la musique pour moi. Quelque chose qui est au-dessus, ou à côté. Ailleurs quoi. »

Bachar détonne aussi de par son rapport au piano, dont il déteste l’image bourgeoise. Son instrument de prédilection, il le préfère prolétaire, audacieux, pas très bien accordé… « Celui que tu n’as pas peur de brusquer, de profaner. Attention, c’est un Steinway. Attention la table d’harmonie… On est en 2016. Quand j’entends les Chopin, les Rachmaninov, les Mozart, les Bach joués au piano dans les conservatoires, j’ai l’impression que les gens ont oublié combien ces compositeurs étaient fous eux-mêmes. Combien ils étaient en marge de leur époque et de leur société parfois. Je me souviens d’une scène dans Amadeus où Wolfgang joue avec les pieds. J’aime ça. Cette image du piano qui n’est finalement qu’un outil. Une casserole n’a pas moins de valeur. Je pense que c’est aussi une métaphore de la puissance de la bien-pensance de la société qui dit: attention, ça, on ne peut pas y toucher. On ne rend pas service au piano en le traitant ainsi. »

Bachar aime John Cage qui balançait des balles de ping-pong dans les cordes. « Regarde la vitalité des années 60 et 70. Aujourd’hui, on ne peut pas avoir la prétention de faire avancer les choses. On peut juste essayer de ne pas céder à la régression. C’est ça la vraie résistance je pense. En musique comme dans le reste. Parfois, ça me désole mais c’est mon époque. J’ai déjà tellement à faire pour me libérer de moi-même, de mes propres barrières. »

Censuré au Liban

Il y a quelques semaines, juste avant la sortie de son album au Liban et son premier concert « solo » au pays, la chanson Kyrie Eleison était censurée par la sûreté générale et le stock de Ya Balad bloqué à l’aéroport pour atteinte à l’entité divine. « Si je voulais sortir le disque, il fallait enlever la chanson ou en modifier les paroles. Comme le piano qui est sacré et que j’adore questionner, j’aime interroger mon rapport à Dieu. Le rapport de l’homme à la croyance. Mais il faut se rendre à l’évidence. Toutes les sociétés ne sont pas au même moment de leur histoire. Au Liban, il est très difficile de questionner tout ça. Tout est confessionnallisé. Les candidats aux élections, les clubs de sport, les chaînes de télé, les quartiers… Tout est divisé. Le président de la République doit être chrétien maronite. Le Premier ministre, musulman sunnite… Le Liban est un pays assez démocratique. Les gens ont un vrai sens critique et la presse est libre. Mais certaines institutions sont archaïques et ne suivent pas du tout le mouvement. »

Le ministère de la sûreté générale notamment. « Ce ne sont pas des religieux. C’est l’État. La constitution libanaise dit qu’on n’a pas le droit de blasphémer… Mon entourage m’avait prévenu. Je pensais que personne n’écouterait mais il y a quelqu’un au bureau de la censure qui est payé pour ouvrir chaque livre, chaque disque… Ce qui est aberrant quand même. Il y a tellement de problèmes de sécurité dans ce pays. Je pense qu’aujourd’hui le bureau de la censure possède un catalogue plus intéressant que le Virgin Megastore de Beyrouth. C’est dingue de se dire qu’un type a autorité pour décider qu’un texte ne doit pas être écouté par les citoyens libanais sous peine de créer un grave danger. »

Bachar n’en est pas moins rassurant et plein d’espoir quant à l’avenir de son pays et à celui du monde arabe. « Quand je pense aux jeunes d’Égypte, de Syrie, du Liban, de Palestine, de Jordanie, aux jeunes générations déconnectées du système archaïque, je me dis que bientôt ce sera notre tour, qu’on va jeter tout ça à la poubelle. Ça ne nous correspond pas du tout. Évidemment qu’il y a comme partout une jeunesse pourrie. Pourrie par des luttes insensées pour un drapeau, une religion ou je ne sais quoi. Mais le mouvement mondial tend vers le vivre debout. Les révolutions arabes ne sont pas terminées. Elles sont en cours. La première vague a eu des retombées très sombres. Que ce soit la dictature égyptienne, la guerre en Syrie, au Yémen. Mais on ne peut pas détruire et effacer les gens comme ça. Ils étaient des millions dans la rue. Ils sont toujours là. »

YA BALAD, DISTRIBUÉ PAR INFINÉ.

LE 21/05 AUX NUITS BOTANIQUE.

RENCONTRE Julien Broquet, À Paris

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