En 1988, Leos Carax se lance dans le tournage des Amants du Pont-Neuf, son troisième long métrage. D’interruptions en lâchages, l’entreprise prend bientôt des allures de scénario catastrophe. Dont émerge, trois ans plus tard, un film controversé, mais à l’urgence flamboyante.

Ici, début 1990, nous rénovons le Pont-Neuf dont les piles s’affaissent. Pour votre sécurité, nous fermons déjà le grand bras aux voitures et aux piétons. Réouverture au public: été 1991. » A revoir aujourd’hui Les Amants du Pont-Neuf, le troisième long métrage de Leos Carax, le panneau de la mairie de Paris que l’on découvre à l’écran, fermant l’accès au chantier, ne manque pas d’interpeller par sa portée métaphorique, à moins qu’il ne faille voir là quelque ironie. C’est qu’en guise de chantier, le tournage du film reste en quelque sorte un mètre-étalon: trois ans de difficultés et écarts d’ordres divers, dans un climat par ailleurs passionné. Au point que, le projet finalement abouti, là où certains parleront de chef-d’£uvre incandescent, d’autres ne trouveront pas de mots assez durs pour brocarder une version auteuriste des travaux inutiles.

Lorsqu’il se lance dans l’aventure, Carax reste sur deux films qui ont marqué les esprits: réalisé en 1983 à l’ombre de Godard et Cocteau, Boy Meets Girl, son premier long métrage, l’a révélé, à 24 ans à peine. Non sans faire, déjà, de Denis Lavant, flanqué pour l’occasion de Mireille Perrier, le héros « caraxien » par excellence. Sorti trois ans plus tard, Mauvais sang obtient le prix Louis Delluc et consacre l’entrée, aux côtés de Denis Lavant toujours, de Juliette Binoche dans l’univers du réalisateur – une Binoche que sa caméra filme amoureusement au plus près du visage, à la façon d’une héroïne de film muet. Accessoirement, le film accrédite la thèse d’un Carax déconnecté des réalités de la production, avec pour résultat, trente semaines de tournage en lieu et place des douze annoncées.

Du pinacle à la curée

En même temps qu’une ampleur accrue, son projet à suivre doit marquer un changement de cap relatif pour le cinéaste. « Après Mauvais sang , j’avais le besoin de me confronter à une réalité lourde, à ce monde éprouvé par la vie et que personne ne veut même regarder », écrit Leos Carax dans le numéro spécial que consacrent Les Cahiers du Cinéma aux Amants du Pont-Neuf, à leur sortie, en octobre 1991. Il précise aussi, s’agissant de la genèse du film: « Il y a eu un rêve aussi qui est très flou maintenant. La fille avec qui je vivais et moi, on était debout face à face sur le parapet d’un pont, mais à distance. C’était silencieux et heureux. Et puis, on s’approchait, ça devenait très étrange, et quand on s’était rejoint, c’était pour se battre et se foutre à l’eau. Il y avait cette image-là ».

Pour incarner cette vision, le cinéaste fait naturellement appel à Denis Lavant et Juliette Binoche. Ils seront, aux côtés de Klaus Michael Grüber, les figures centrales d’un projet dans lequel il se lance dès 1987. Sous le titre éloquent de L’amour de la fille et du garçon, le film raconte une histoire d’amour absolu entre deux zonards ayant élu résidence sur le Pont-Neuf délesté de son trafic, Alex, un cracheur de feu menant une existence funambule, et Michèle, une jeune peintre que sa vue abandonne inexorablement. Le tout, sous le regard de Hans, compagnon des mauvais jours…

Pour monter le projet, Carax retrouve ses producteurs de Mauvais sang, Philippe Diaz et Alain Dahan, avec un budget à priori confortable – 32 millions de francs français de l’époque (5 millions d’euros, environ), soit le double de celui de son film précédent. Déjà, les spéculations abondent: porté au pinacle par une partie de la critique, qui voit en lui un authentique génie du cinéma français, Carax est non moins certainement attendu au tournant par un pan de la profession ne sachant pas le souffrir, et trop impatiente d’assister à la curée.

On n’en est pas encore là, toutefois, et le tournage, qui doit débuter à l’été 1988, s’annonce sous d’excellents auspices. La production a même obtenu l’autorisation exceptionnelle de la Ville de Paris de tourner pendant trois semaines sur le Pont-Neuf les scènes de jour. Quant à celles de nuit, elles auront pour cadre un décor reconstituant sommairement une partie du pont à Lansargues, près de Montpellier. C’est alors que la malchance s’en mêle, Denis Lavant se sectionnant un tendon du pouce pendant la préparation. Petite cause, grands effets: bénigne, la blessure empêche néanmoins l’acteur de jouer aux dates de tournage prévues sur le pont parisien; un véritable casse-tête, dès lors que l’autorisation n’est pas renouvelable.

Plutôt que de voir le film s’arrêter là, la production et le réalisateur s’entendent pour transformer le décor précaire de Lansargues en installation durable, reproduisant fidèlement le Pont-Neuf. Avec, à la clé, une explosion du budget, dont on ne mesure pas l’ampleur dans un premier temps. Mais voilà, il ne suffit pas de reconstruire le pont à l’identique, il faut aussi reconstituer les berges, immeuble par immeuble, La Samaritaine, Conforama, et au-delà – un quartier entier de Paris, en fait. Et, pour figurer la Seine, nulle autre solution que remonter une nappe phréatique, tâche à laquelle s’attèlent 40 bulldozers… Dans ces conditions, les dépassements budgétaires deviennent la norme, et ont le don de décourager les financiers qui, les uns après les autres, jettent l’éponge, bientôt suivis par les producteurs.

Les problèmes se révèlent en fait à la (dé)mesure du tournage, si bien que, d’interruption en contretemps, les choses s’enlisent. Moment où entre en scène Christian Fechner, producteur de comédies façon Claude Zidi ou Jean Girault, mais aussi de Camille Claudel de Bruno Nuytten qui, sur foi de la demi-heure de film déjà mise en boîte, tente une première fois de renflouer le navire, mais sans succès. L’attente s’éternise alors pendant des mois, acteurs et techniciens faisant front face à l’adversité, dans l’attente d’hypothétiques jours meilleurs. Juliette Binoche déclinera ainsi une proposition d’Elia Kazan, armée, comme toute l’équipe, de sa conviction que Les Amants sortiront un jour du marasme. On est cependant loin du compte, malgré l’intervention du financier suisse Francis von Buren: cette fois encore, le pont et son chantier engloutissent des sommes astronomiques en même temps que les bonnes volontés. Jusqu’à l’épilogue heureux qu’ils n’étaient plus guère à espérer: début 90, Fechner entre une nouvelle fois en piste, pour mener cette fois le projet à son terme, suivant la vision de son réalisateur, traduite par le fidèle chef-opérateur Jean-Yves Escoffier, et pour un budget final de 160 millions de francs français (25 millions d’euros). Soit la fin, provisoire, d’une aventure sans équivalent dans le cinéma français, par son ambition artistique comme par la tournure prise par les événements.

Le paradoxe Leos Carax

Sorti en octobre 1991, Les Amants du Pont-Neuf divise la critique, mais rallie quelque 860 000 spectateurs, qui voient dans l’envolée de ces amoureux magnifiques un film culte, si pas un chef-d’£uvre. « Même si ça n’a pas été un plaisir tous les jours, c’est une expérience qui m’a rendue forte, explique Juliette Binoche au magazine Studio. Je suis certainement plus exigeante aujourd’hui que je ne l’étais en commençant le film. Mon sentiment est un peu à l’image de ce que j’ai ressenti en découvrant le film terminé. La première fois, je me suis dit: « Toute cette souffrance, à quoi ça sert? » Et puis, après, en le revoyant, là j’ai vu une beauté, une force nouvelle et ça, ça fait du bien.  » De fait, si le temps y a certes laissé son empreinte, la vision du film ne manque pas de suffoquer par sa fulgurance et son insolente beauté, cette façon aussi qu’a Carax de sembler se jouer des pesanteurs, en même temps qu’il exhale de divers plans une authentique rage de cinéma. Mais pouvait-il en aller autrement d’un film présenté comme « Le récit des amours terribles et hallucinées entre un cracheur de feu (Alex, 28 ans) et une drôle d’allumette (Michèle, 26 ans), de 1989 à 1991, sur le plus vieux pont de Paris (Pont-Neuf, 400 ans), Titanic échoué au c£ur de la ville. Ca crame, ça flambe, ça fonce… Une fable de l’irréméDIABLE où deux jeunes clochards s’aiment pendant qu’il est trop tard. Sacrés c£urs! Eau de feu! Feu d’amour! Terre! Ciel! A l’abordage! Larguez les amarres! »

Bel élan lyrique, pour le moins, au terme duquel huit ans seront nécessaires au cinéaste pour tourner Pola X, adaptation du roman Pierre ou les ambiguïtés d’Herman Melville. « L’économie m’a freiné, mais je n’aurais jamais été un cinéaste rapide, de toute façon, nous confiait-il alors. Je pense avoir perdu trois ou quatre années de ma vie dans des histoires de fric. Mais je ne pense pas que j’aurais été un cinéaste tournant régulièrement. Je ne croule jamais sous les projets, et quand je fais un film, tous ceux que j’ai pu avoir avant s’annulent. Le film, tout est dedans. Et puis, à chaque film succède un temps de dégoût, une déception de soi. «  En conséquence de quoi il faudra attendre neuf ans encore pour découvrir Merde, sa contribution au film collectif Tokyo!, un essai dont le titre en forme de pied de nez semble faire écho au paradoxe de Leos Carax. Soit un cinéaste visionnaire à la ferveur rescapée de l’adolescence, jusqu’à cette façon de se complaire, malgré qu’il en aie, dans la posture de l’artiste maudit, non sans avoir opté pour un pseudonyme n’étant autre que la contraction d’Alex, son prénom, et Oscar, tout un programme.

Texte Jean-François Pluijgers

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