Un petit coup de bleu

© ALEX W. INKER

En 1980, Alain Delon s’apprête à tourner Trois hommes à abattre de Jacques Deray, d’après Le Petit Bleu de la côte ouest de Jean-Patrick Manchette, première des trois adaptations que l’acteur filmera d’après les oeuvres du romancier. Les deux hommes, Delon et Manchette, qui ne se sont jamais croisés jusqu’ici, se rencontrent à la veille du premier jour de tournage lors des essayages de costumes. Un stagiaire décorateur oisif, parce qu’il avait dû cesser de planter des clous car il empêchait la vedette de se concentrer, et qui a assisté au tête-à-tête, nous a confié ses souvenirs quelques années plus tard. Les voici, un peu réécrits:

Manchette arrive, un poil mal à l’aise. Très cinéphile, il a beaucoup écrit sur les films en tant que critique, mais il connaît mal l’atmosphère d’un plateau. En plus il est agoraphobe, ce qui n’arrange rien. Deray, qui lui fait les honneurs de la visite en lui racontant ses anecdotes hollywoodiennes sur Un homme est mort, un de ses meilleurs longs métrages, le laisse devant la loge de Delon, en train d’essayer plusieurs blousons en cuir au style malfrat. L’acteur découvre alors Manchette qui patiente respectueusement.

– Tiens, salut ma poule! Merci d’être venu. T’en penses quoi de ce cuir?

L’écrivain, un peu emprunté, le dévisage de bas en haut.

– Je ne suis pas sûr que Michel Gerfaut porte ce genre de fringues. C’est un cadre moyen ordinaire avec des vêtements passe-partout.

– Attends, là je t’arrête tout de suite! Alain Delon, c’est pas Monsieur Tout-le-Monde. Il faut que ça claque à l’image. Que les spectateurs se disent: ce mec-là, j’ai envie de lui ressembler. D’être sapé comme lui!

– Mmmoui, je vois…

– Ton Gerfaut, là, le petit cadre sans histoire avec sa famille et ses gosses, qui part en vacances chez sa belle-doche, c’est pas très bandant. Alors on a un peu transformé: maintenant c’est un joueur de poker professionnel. Un solitaire, un homme de la nuit, qui manie les flingues comme les cartes.

– Ah bon? En effet, c’est un sacré changement. J’aimais bien l’idée du type banal, aliéné par la société, qui ne comprend pas ce qui lui arrive et dont la course-poursuite va révéler que sa vie tourne en rond.

– Oui, mais non. Moi je me mesure à Belmondo. T’as vu ses derniers films? Flic ou voyou, Le Guignolo? Un film par an, du polar, une campagne de pub à casser la baraque, et au final un box-office de dingue! C’est ma stratégie maintenant. Alors, je ne peux pas jouer un cadre commercial qui écoute du jazz d’un air béat.

– Ça se défend… Mais vous avez conservé sa femme et son exil dans la Vanoise quand même?

– Mate la carrosserie là-bas!

Alain Delon lui désigne Dalila Di Lazzaro, l’actrice italienne, belle à couper le souffle, qui va l’accompagner à l’écran. Elle aussi procède à des essayages. Manchette est un peu gêné. Il n’est pas du genre à siffler les filles dans la rue.

– Sacré cul, hein? Elle ne va pas s’encombrer de marmots, s’esclaffe Delon. Dans le film, ce n’est plus ma femme, c’est ma maîtresse. Tu vois, mon Gerfaut, c’est un séducteur.

– C’est raccord avec le blouson en cuir et le poker…

– Tout juste, ma caille! Delon, on n’allait pas lui coller une matrone! Et puis ton truc du chalet paumé dans les Alpes avec le vieux rebouteux, franchement, c’était gonflant, alors on a coupé. Maintenant, Gerfaut, il doit se faire la malle d’un hosto et mettre sa gonzesse au vert à Trouville.

Jacques Deray, qui a terminé ce qu’il était parti faire, revient. Il observe son acteur et donne son avis:

– Il est bien ce blouson.

– Non, ça ne marche pas, lui réplique abruptement Delon. Je veux un machin à la Travolta dans Grease.

Manchette ne dit plus rien. Pourtant, il sent que le réalisateur et le comédien attendent qu’il s’exprime, qu’il les remercie ou les félicite. Après tout, si le film fonctionne comme prévu, il aura plus de spectateurs en un mois que de lecteurs ont acheté Le Petit Bleu en quatre ans. Alors, il fait semblant de s’intéresser, car lui aussi a trempé dans l’écriture de films -pas des chefs-d’oeuvres, du Max Pécas, mais fallait bien manger:

– Comment vous y êtes-vous pris pour le scénario?

– On s’y est mis à trois mains.

– Six, le coupe Deray.

– Ouais, d’accord! s’irrite la vedette, qui n’aime pas être contredite. On a bossé ensemble: Christopher Frank, Deray et Delon.

– Ah, vous avez aussi écrit, avance poliment Manchette.

– Je pensais signer sous pseudo, j’avais trouvé un chouette anagramme pour mon blaze: Lionel Adan. Puis, je me suis dit que c’était mieux d’avoir mon vrai nom sur l’affiche. Delon, acteur, producteur et scénariste, ça en jette!

– C’est sûr…

– Allez, faut je retourne au turbin. J’ai toujours pas les bonnes frusques. On se revoit à la première?

– Bien entendu, lui répond Manchette, qui réfléchit déjà au moyen de se faire porter pâle ce soir-là.

Chaque semaine, un auteur de la Série Noire de Gallimard rend hommage à l’univers de Jean-Patrick Manchette avec une nouvelle originale illustrée par Alex W. Inker.

Un petit coup de bleu

Thomas Cantaloube

Thomas Cantaloube est né en 1971. Journaliste de formation passé entre autres par Les Cahiers du Cinéma, L’Humanité ou Médiapart où il était grand reporter, il a publié son premier roman l’année dernière (élu entre autres Prix Landerneau du Polar): Requiem pour une République (Série Noire).

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