ADAPTANT UN ROMAN GRAPHIQUE DE YOSHIDA AKIMI, HIROKAZU KORE-EDA, LE RÉALISATEUR DE NOBODY KNOWS ET STILL WALKING, SIGNE UN DRAME FAMILIAL DÉLICAT, UN FILM LUMINEUX GLISSANT, AU RYTHME DES SAISONS, VERS UNE HARMONIE SOUVERAINE

Nobody Knows, Still Walking, I Wish, Tel père, tel fils… les histoires de familles constituent un motif récurrent de la filmographie d’Hirokazu Kore-eda. Le sujet est inépuisable, il est vrai, et Notre petite soeur en apporte aujourd’hui une nouvelle démonstration, s’inscrivant dans le fil sinueux de l’oeuvre, tout en lui permettant de se redéployer. Le réalisateur japonais y adapte Umimachi Diary, un roman graphique de Yoshida Akimi, l’histoire de trois soeurs vivant dans une petite station balnéaire. Et qui, s’étant rendues aux funérailles de leur père qui les avait abandonnées une quinzaine d’années plus tôt, vont inviter leur demi-soeur, orpheline, à s’installer avec elles -cette petite soeur qui donne son titre international au film, de préférence au journal d’une ville de bord de mer japonais. « J’aurais souhaité que l’on s’en tienne à l’original, sourit Kore-eda, rencontré lors du récent festival de Gand. Mais les responsables des ventes internationales ont estimé que personne n’aurait envie de voir un film avec « Diary » dans le titre. Le manga dont je me suis inspiré tient beaucoup plus du journal, en effet. Les personnages y sont plus nombreux, et il aurait été difficile de tous les inclure dans le film. J’ai donc décidé de me concentrer sur un épisode particulier de l’histoire dont j’ai fait l’élément central du film, lorsque les quatre soeurs sont réunies dans la maison. L’arrivée de Suzu allait me permettre de montrer les autres soeurs à travers ses yeux. Et puis, avec un titre comme Our Little Sister, on pense bien évidemment que je fais référence au classique américain Little Women (Les Quatre Filles du docteur March, réalisé par Mervyn LeRoy en 1949, NDLR), ce qui a rendu cette idée acceptable à mes yeux… »

Un mort regardant les vivants

S’il en connaît un bout sur la famille, à force, Kore-eda a toutefois dû, pour ce film, s’imprégner de la dynamique tout à fait particulière présidant aux relations entre soeurs, s’inspirant non seulement de l’oeuvre d’Akimi, mais aussi des observations qu’il a pu faire au sein des différentes fratries au féminin qu’il a rencontrées pour l’occasion. « Nous avons bavardé, et j’ai observé leur façon de vivre ensemble, laquelle prenait son bain la première, ou comment la plus jeune vivait le fait de devoir porter les vêtements déjà utilisés par ses aînées, par exemple. Parler à de vraies soeurs a constitué une aide précieuse, et je me suis également basé sur la manière dont les quatre actrices évoluaient les unes par rapport aux autres pour réécrire certaines scènes. Mais si les protagonistes principaux sont l’aînée, Sachi, et la plus jeune, Suzu, je n’ai pas cherché, à l’écriture, à me mettre dans la peau d’un personnage féminin: j’ai plutôt pensé au père décédé, qui les observerait depuis le paradis, et me suis mis dans sa position, celle d’un mort regardant les vivants. »

C’est là, d’ailleurs, l’une des lignes de force d’un cinéma qui, s’appuyant sur l’observation du quotidien jusque dans ses gestes en apparence les plus infimes, accède à une dimension quasi spirituelle. Notre petite soeur partage ainsi avec Still Walking de dialoguer avec les absents, en une conversation passant le plus souvent pour le coup par la nourriture. « L’une des conventions de ce que nous appelons un drame familial ou un drame domestique au Japon veut que de nombreux dialogues soient échangés à table. C’est un élément essentiel dans ce type d’histoire, où les gens communiquent autour d’un repas. Dans ce cas particulier, j’ai voulu que certains mets relient une personne à une autre, du passé: la liqueur de prune fait référence à la grand-mère, et la blanchaille renvoie au père décédé. Par l’intermédiaire d’un plat, chacun établit une connexion avec quelqu’un qui n’est plus là. » Fécond, le lien entre les vivants et les morts échappe ainsi à une surcharge dramatique, le coeur de Notre petite soeur semblant résider dans l’écoulement du temps, discrètement marqué par le passage des saisons, plus que dans une succession d’événements, du reste bien ténus une fois posées les bases du récit.

Accidents heureux

Ce souci de s’inscrire dans le flux de l’existence trouve une expression lumineuse dans une scène où Futa, un camarade de classe, emmène Suzu dans ce qu’il appelle le tunnel, une allée bordée de cerisiers en fleurs. Kore-eda ne peut réprimer un rire à l’évocation de ce moment singulier du film: « J’hésite toujours à recourir aux cerisiers comme symbole -il convient d’être prudent à ce sujet, au Japon. J’avais toutefois l’excuse que ce passage figurait déjà dans le manga. En pensant à la composition de cette scène, puis en la tournant, j’ai toutefois ressenti que si elle pouvait symboliser quelque chose, c’est le fait que ce moment particulier constitue une expérience qui ne se produira jamais qu’une fois dans leur existence. Cela valait pour le garçon et la fille, mais aussi pour nous, qui tournions cette scène. Les cerisiers représentent le fait que certains moments dans l’existence sont fort courts, et appelés à ne pas se reproduire. A un moment, une feuille tombe sur la tête de la jeune fille, qui ne la remarque même pas. Elle se tourne vers la caméra, et la feuille s’envole. Ce n’est bien sûr que pure coïncidence, mais il y a eu plusieurs moments semblables pendant que nous tournions cette scène, qui m’ont donné à penser qu’elle était spéciale. »

Des accidents heureux comme celui-là, il y en a eu d’autres. Le réalisateur raconte, par exemple, combien il avait minutieusement découpé l’ultime scène du film, prévoyant le recours à une grue pour certains segments, avant de s’en tenir finalement à une version beaucoup plus simple, conquis par une prise initiale. « La grue était prête, mais nous avons laissé tomber ce qui avait été story-boardé. Les gens de la production étaient furieux… » Une colère qu’a dû atténuer le résultat, d’une lumineuse beauté. Cette dernière semble, du reste, vouloir irradier de chaque plan, comme des pensées des protagonistes –« La beauté me touche toujours autant, et j’en suis heureuse », dira l’une d’elles, donnant l’un de ses leitmotivs au film.

Un film sur l’acceptation

« Il y a de nombreux types de beauté, relève Kore-eda. Ce qui m’a semblé particulièrement beau dans Notre petite soeur tient à l’évolution de Sachi, la soeur aînée. Au départ, elle a une image fort négative de son père, mais au fil du récit, du fait qu’il leur a laissé cette petite soeur, Suzu, son sentiment évolue. De voir que même après la mort, l’image que l’on a de quelqu’un puisse se modifier et devenir plus positive était à mes yeux l’un des aspects magnifiques de cette histoire. » Et de considérer Notre petite soeur comme un film sur l’acceptation. On y verra aussi l’écho de son expérience personnelle, lui qui confie encore: « Mon père est mort il y a quinze ans, et au moment de sa disparition, j’avais une image essentiellement négative de lui. Cette image n’a commencé à évoluer qu’une fois que je suis devenu père à mon tour. Il y a beaucoup de choses que je n’avais jamais pu réaliser, faute d’avoir déjà eu des enfants moi-même. Parler de réévaluation serait peut-être excessif, mais j’ai accepté certaines choses sur mon père. Et j’ai réalisé que le passé n’était pas quelque chose de figé: même inscrites dans le passé, les choses peuvent encore changer… » Ce glissement de perspective semble plus que jamais constituer un puissant moteur d’inspiration pour Kore-eda; la raison, aussi, pour laquelle il continue à explorer inlassablement les relations familiales. « Ces histoires me plaisent, naturellement, et du fait de vieillir, je continue à trouver de nouveaux points d’accroche pour les aborder. Ce qui ne signifie pas que je n’aie pas parfois envie de changer de registre. Mais même s’il m’arrive de m’en éloigner, on dirait que j’y reviens toujours. » Pour notre plus grand bonheur…

REMERCIEMENTS À L’INTERPRÈTE, LUK VAN HAUTE.

RENCONTRE Jean-François Pluijgers

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