Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

DANS L’AMOUR ET LES FORÊTS, ÉRIC REINHARDT TRANSCENDE SON SUJET DE SOCIÉTÉ PAR UN PROGRAMME ROMANESQUE SIMPLEMENT BRILLANT.

L’Amour et les Forêts

D’ÉRIC REINHARDT, ÉDITIONS GALLIMARD, 368 PAGES.

9

Que devient un livre une fois dans les mains de ses lecteurs? Quel est le réel pouvoir de la littérature sur les chapitres d’une vie? C’est sur ces questions, qui occupent forcément tout écrivain un jour ou l’autre, que s’ouvre le dernier roman d’Eric Reinhardt (lire son interview page 38). Dans un premier chapitre théâtral génialement insolent, le romancier -une nouvelle fois personnage de son propre livre- se met en scène recevant la lettre d’une admiratrice: la découverte de Cendrillon, son roman paru en 2007,a changé la vie de Bénédicte Ombredanne; elle s’en explique. Lectrice idéale et pénétrante, elle s’y est intimement reconnue -et en premier lieu dans cette obsession à la base du livre: peut-on être plusieurs personnes à la fois? Touché par ces confessions, le vrai-faux Reinhardt décide alors d’entamer avec sa vraie-fausse lectrice une correspondance qui les mène bientôt à une rencontre. Puis à une autre.

Soudain, nous sommes page 39 et Reinhardt disparaît. Ce qui n’était qu’un trompe-l’oeil s’efface alors au profit de la matière solide du livre: le récit resserré et inéluctable de la vie de Bénédicte Ombredanne. Professeur de français dans un lycée, brisée par un mari pervers et dégradant, celle-ci expose les jalons d’une véritable descente aux enfers intime et domestique. En particulier, elle reviendra sur les circonstances qui lui feront prendre un amant et sur la surenchère de violence circulaire qui s’en suivra, la menant à sa perte -rouages dont nous ne dirons rien ici, l’enjeu du livre se nichant aussi dans la tension croissante de ces dévoilements (et entre autres l’habile réapparition du personnage Eric Reinhardt).

Entreprise de greffe

Puissant et crédible quand il s’agit de rendre au plus près les monologues obsessionnels et anxiogènes d’un esprit malade, les offensives verbales inouïes, l’entreprise de manipulation et de démolition psychique à l’oeuvre dans le huis clos mortifère d’un couple, Reinhardt sait aussi prendre de la hauteur et sublimer sa thématique. C’est là que se déploie son geste d’écrivain: transformer un sujet de société rabâché et potentiellement racoleur -en gros, la perversion narcissique et ses conséquences- en objet littéraire. Mettant en scène son propre dispositif d’écriture -comment un écrivain se sert-il du réel? A partir de quand la littérature est-elle à l’oeuvre?-, il répond dans le corps même de son texte.

Ainsi, si la ligne de L’Amour et les Forêts est relativement pure et frontale, confinant à l’économie du thriller, la phrase qui la dessert est elle sinueuse, ramifiée, procédant des pulsations intérieures d’une héroïne passionnée et entravée. De la même manière que Bénédicte Ombredanne, figure contemplative tournée vers le passé, subit une forme ultra contemporaine de harcèlement, l’écriture de Reinhardt, exposant une histoire d’aujourd’hui, ne cesse de regarder vers le XIXe siècle (ce chapitre de la fuite dans la forêt répondant aux codes du romantisme, ou la reprise in extenso d’une nouvelle du symboliste Villiers de l’Isle-Adam au coeur de ses pages). La greffe, réussie, est exemplaire d’un projet entier: au coeur d’un roman collé aux perversions de son époque, remonter le fil de l’écriture et de la littérature mêmes.

YSALINE PARISIS

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content