L’AMÉRICAINE CLAIRE MESSUD DRESSE LE PORTRAIT D’UNE FEMME EN COLÈRE. UN ROMAN D’APPRENTISSAGE SOUS HAUTE INFLUENCE DICKINSONIENNE.

La Femme d’en haut

DE CLAIRE MESSUD, ÉDITIONS GALLIMARD, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ETATS-UNIS) PAR FRANCE CAMUS-PICHON, 378 PAGES.

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Jeune, Nora se rêvait artiste. Mais par peur de l’échec, par conformisme et par un effet pernicieux de mimétisme maternel, elle a remisé ses aspirations pour se forger une vie bien sous tous rapports d’institutrice dévouée, prisonnière du Palais des Glaces, cette antichambre aseptisée de la « vie réelle ». A 42 ans, toujours célibataire, elle subit de plein fouet le retour de manivelle. Sous l’effet d’une colère dévastatrice, son tempérament d’ordinaire si lisse déborde de son lit naturel et inonde d’une rage incandescente un premier chapitre jubilatoire. « Nous sommes la voisine sans histoires du deuxième étage au fond du couloir, celle dont la poubelle est toujours rentrée, qui vous sourit chaleureusement dans l’escalier et que l’on n’entend jamais derrière sa porte close. Dans nos vies muettes de désespoir, nous sommes cette Femme d’En Haut, avec ou sans foutu chat tigré ou fichu labrador qui court partout, et personne ne s’aperçoit que nous sommes furieuses.  »

Un séisme intime dont l’épicentre est la rencontre avec la famille Shahid cinq ans plus tôt. Quand le petit Reza intègre sa classe à la rentrée cette année-là, Nora éprouve tout de suite une attirance pour ce garçon aux traits fins, à la peau sombre et à l’intelligence au-dessus de la moyenne. Suite à l’agression de l’enfant par trois camarades, l’enseignante va faire la connaissance de sa mère, Sirena, artiste en pleine ascension. Un choc pour la jeune femme aux ailes rognées, qui voit dans ce tourbillon tout ce qu’elle a relégué au fond d’elle-même: la liberté, l’audace, le charme ravageur. Une sorte de double fantasmé de ce qu’elle aurait pu être. Subjuguée, elle n’aura dès lors plus qu’une obsession: se rapprocher du fils, de la mère et… du père, séduisant intellectuel d’origine libanaise en résidence à Cambridge.

La femme invisible

Amoureuse de cette famille modèle jusqu’à vouloir se l’approprier, Nora espère à son contact se libérer de ses chaînes. Le sentier est toutefois semé d’embûches, Sirena soufflant le chaud et le froid sur leur relation, laissant ainsi planer le doute sur le rôle exact -de premier plan ou de simple figurante- assigné à l’institutrice. De cette cohabitation ne restera après dix mois qu’une tentative avortée d’émancipation. Qui rebondira toutefois quatre ans plus tard, quand la captive entreprendra le pèlerinage à Paris, où vivent les Shahid. C’est là qu’aura lieu l’ultime coup de théâtre au parfum de trahison, une piqure de réalisme pur et dur qui donnera paradoxalement à Nora l’impulsion décisive pour s’arracher à sa zone de confort et mettre le feu à son monologue. Car « être furieuse, pourtant, furieuse à en avoir des envies de meurtres, c’est être vivante« .

Truffé de clins d’oeil explicites aux grandes dames de la littérature, de Dickinson à Woolf, ce roman d’apprentissage en épouse aussi les ressorts féministes. Il est question d’une femme prisonnière des conventions, bourgeoises hier, libérales aujourd’hui, qui va tenter au prix fort de s’en affranchir. L’écriture fluide et élégante de Claire Messud joue la même partition désuète et raffinée. Ce qui fait à la fois le charme et la limite de ce roman moins atmosphérique que son précédent, Les Enfants de l’empereur. La naïveté de Nora se conçoit ainsi dans un XIXe corseté, moins dans un monde moderne retors. Reste un portrait de femme en détresse touchant, qui parlera au coeur et à la raison de tous les « invisibles ».

LAURENT RAPHAËL

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