Kirk Douglas disait de lui que c’était un emmerdeur bourré de talent. Bien au-delà de ses excentricités fameuses de caractère, Stanley Kubrick n’aura en effet jamais cessé, à travers sa filmographie résolument poil à gratter, de déranger. A compter de Paths of Glory en 1957, quasiment chacun de ses longs métrages a ainsi suscité la polémique, lui assurant une réputation d’intellectuel farouchement provocateur. Formaliste accompli pour les uns, pompier pour les autres, Kubrick n’a en outre jamais cessé de diviser la critique, se préservant ad vitam aeternam du cauchemar absolu de l’artiste: la plate indifférence.

Dans Quel Scandale!, la récente anthologie proposée par Guillaume Evin (lire son interview dans Focus de la semaine dernière), pas moins de quatre films sur les 80 « qui ont choqué leur époque » sélectionnés sont par exemple signés Stanley Kubrick. Gage du potentiel hautement inflammable de son cinéma. Qu’il éreinte l’institution militaire (Paths of Glory, donc, mais encore Full Metal Jacket en 1987) ou règle ses comptes avec le puritanisme WASP (Lolita, qui agite les ligues de vertu en 1962), c’est à chaque fois à des piliers de la société de son temps qu’il s’attaque, dénonçant les conditions aliénantes du vivre ensemble tout en questionnant sa légitimité même. C’est la grande affaire d’A Clockwork Orange (Orange Mécanique), en 1971, film scandaleux s’il en est et à propos duquel Kubrick, à qui l’on reprochera de faire in fine l’apologie de l’ultraviolence, déclarera notamment: « Alex représente tout notre inconscient, au niveau onirique et symbolique où le film nous atteint. L’inconscient n’a pas de conscience. Dans son inconscient, chacun de nous tue et viole. Ceux qui aiment le film trouvent cette sorte d’identification avec lui. L’hostilité de ceux qui le détestent naît de leur incapacité à accepter ce qu’ils sont réellement, peut-être de leur naïveté, d’un manque d’éducation psychologique ou d’une incapacité émotionnelle à admettre cet aspect de l’homme. Alors, ils lancent des accusations insensées sur l’effet que le film est supposé produire. » (1)

Dans les profondeurs de l’inconscient

C’est là l’une des clés fondamentales de l’oeuvre kubrickienne. Auteur travaillé jusqu’à l’obsession par la question de la morale, Kubrick investira de plus en plus franchement au fil de sa carrière ce véritable champ de mines qu’est l’inconscient humain. Voir bien sûr The Shining en 1980 mais encore Eyes Wide Shut, rébus fantasmatique qui sortira en 1999 quelques mois après la disparition du réalisateur. Si la scène d’orgie décadente et funèbre doit être retouchée à la demande de la censure américaine, le film excelle surtout à brouiller les pistes entre le vrai et le faux, mettant à nu, au propre comme au figuré, le couple phare et en crise de l’époque, Nicole Kidman et Tom Cruise, entre exigence de la fidélité et tentation de la tromperie. Un labyrinthe rêvé au confluent du mystère et de la distanciation où se répondent pulsions de sexe et de mort. Et l’ultime provocation de cet indécrottable empêcheur de tourner en rond qu’est Stanley Kubrick, soucieux jusqu’au bout d’appuyer là où ça fait mal.

Anecdotes aussi triviales que significatives, enfin: certains vont même jusqu’à prêter au cinéaste la paternité de la… quenelle chère à Dieudonné -voir cette scène culte de Dr. Strangelove (1964) où, en pleine Guerre Froide, l’ancien scientifique nazi incarné par Peter Sellers est contraint d’appuyer sur son bras avec sa main pour freiner ses saluts hitlériens intempestifs- tandis que d’autres, adeptes de la théorie du complot, prétendent qu’il aurait filmé le « canular lunaire » de 1969 dans le désert du Nevada, avec des trucages de Hollywood et en collaboration avec la NASA. Figure hautement controversée qui n’aura jamais cessé de mettre en images les fantasmes de l’Homme, Kubrick, même mort et enterré, n’en finit donc pas de les alimenter. Balèze.

(1) DANS KUBRICK, DE MICHEL CIMENT, ÉDITIONS CALMANN-LÉVY, 242 PAGES.

N.C.

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