Son Amérique

En 2016, l’Irlandais Luke Healy s’imposait, tel un exorcisme, un « trek » de 4 280 kilomètres à travers les États-Unis. Une manière radicale de se confronter à lui-même et à ses fantasmes d’Amérique, et d’où est issu l’un des grands romans graphiques de cette rentrée.

Luke Healy avait faim d’Amérique:  » Une attraction viscérale« , explique-t-il dans le bien-nommé Americana. Un goût qui lui est venu à l’âge de 5 ans, lors d’une visite chez des cousins, face à la parade du 4 juillet à Disney World.  » Aujourd’hui encore, 20 ans après, je reste convaincu qu’il n’existe pas d’expérience américaine plus emblématique. Et je sais que c’est là, à cet instant, que j’ai eu le coup de foudre. » Pendant des années, il a tenté d’y rester, entre autres grâce à des études au Center for Cartoon Studies, dans le Vermont, avant de se faire expulser faute de « green card »:  » Mon amour pour les États-Unis était tout bonnement à sens unique. Et un amour non partagé ne tient pas éternellement. » Alors Luke Healy décide de s’offrir un dernier gros shoot avant le prochain sevrage – » Je veux m’en gaver jusqu’à m’en faire passé le goût« – et se lance dans le PCT. Le « Pacific Crest Trail », le Chemin des crêtes du Pacifique, un trek extrême qui longe toute la côte Ouest et que l’on entame à la frontière mexicaine  » avant le début de l’été et l’assèchement des points d’eau« , en espérant atteindre la frontière canadienne  » en septembre, avant les premières tempêtes de neige« . Un trek de légende: 3 000 marcheurs l’empruntent chaque mois, mais seul une centaine d’entre eux parviendront à boucler l’entièreté du parcours. Un parcours truffé, comme l’humeur de ses marcheurs, de beaucoup de hauts et de bas, mais qui s’avère pour tous aussi spirituel que concret. Un « Saint-Jacques-de-Compostelle » local et démesuré, comme ces États-Unis que Luke Healy va traverser, puis raconter comme personne, dans un grand roman graphique alternant textes courts et narration par l’image comme seule l’anglaise Posy Simmonds les composait jusqu’ici. Et que tout étranger fasciné par les States ne pourra qu’apprécier.

Son Amérique

Amours contrariées

 » Je n’ai rien dessiné du PCT avant d’en avoir fini et d’être retourné chez moi, en Irlande« , nous a expliqué par Skype ce jeune auteur irlandais de 29 ans, désormais installé à Londres, et dont Americana est seulement le deuxième album (le premier en français).  » Avant de me lancer, je m’étais dit que ça pourrait peut-être faire un livre, mais quand je suis parti, j’avais vraiment décidé de faire un break. La BD et mon premier album m’avaient épuisé. Donc je n’ai pris aucune note, aucun dessin, à peine une vingtaine de photos en cinq mois. À mon retour, je me suis dit « Mais qu’est-ce que j’ai fait!? » . Ça m’a pris beaucoup de temps pour tout me remémorer et tout re-noter. Mais les remettre sur papier par après m’a aussi permis d’analyser ce que j’avais vécu. Pendant la marche, j’étais si fatigué que la seule chose à laquelle je pensais c’était de me coucher. Tu ne penses à rien d’autre, jamais! Toute la réflexion est venue par après, l’aspect intimiste du récit également. Au départ, je voulais raconter quelque chose de plus distancié, une pure love story, sauf qu’elle se tient entre un homme et un lieu. Puis j’ai fini par me dire que la seule chose sur laquelle je pouvais écrire honnêtement c’était mon expérience personnelle. Et j’ai décidé de me concentrer là-dessus, en rendant le récit plus subjectif encore, plus proche de mon point de vue et de ce que j’y ai vécu. » Entre autres ses mésaventures de camping, les cauchemars qui le poursuivent, ses coups de blues, ses impressions de  » fond du trou« , une thrombose hémorroïdaire et la mort de son grand-père,  » une belle personne« , à des milliers de kilomètres de là, et à qui il a dédié le livre.  » Le personnage change, il n’est pas le même avant et après cet événement. Y compris dans son rapport aux États-Unis. »

Son Amérique

Car Americana se lit donc aussi comme une histoire d’amour très contrariée entre Sursac, son pseudonyme de trek, et ce pays tellement plein de contradictions incarnées par la faune qui entoure le PCT, les bonnes âmes prêtes à nourrir et loger les marcheurs mais parfois aussi homophobes, évangélistes ou camés. Quand Luke Healy prend la route, Donald Trump n’est encore que candidat à la présidence, mais les échos du vent mauvais qui se lève sur le pays brisent parfois la solitude de sa marche, comme ce jour de juin, au hasard d’un ravitaillement:  » À la caisse, la une des journaux me saute à la gueule, avec les visages des 49 victimes de la tuerie homophobe d’Orlando. Les larmes montent. Je ne vais pas faire de pause« , raconte-t-il dans son livre, avant de compléter lors de notre interview:  » Mon opinion sur ce pays était très naïve et fantasmatique avant de faire ce voyage. Quand j’étais enfant, à Dublin, dans les années 90, les États-Unis incarnaient vraiment la patrie du progrès, alors qu’en réalité ils étaient déjà confronté à la drogue, au racisme, à la violence, aux inégalités. Ma vision de l’Amérique parfaite n’a pas été ruinée par la ruine de l’Amérique incarnée par Trump. J’ai juste ouvert les yeux sur le fait que ça a toujours été un pays complexe, multiple, et très loin du fantasme. » Et si Luke Healy y est depuis retourné pour des festivals de comics, le jeune auteur a arrêté de s’obstiner  » à frapper à une porte qui restera close« , et travaille désormais à Londres, sans avoir pour autant abandonner ni la BD ni la marche:  » Cet été, je devais aller marcher sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, mais avec le virus, ça n’a pas été possible. Ça attendra. »

Americana, de Luke Healy, éditions Casterman. 336 pages.

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