Début des années 2000. Internet est en passe de chambouler toutes les habitudes, musicales notamment. Après la déprime grunge, place donc à la fête, aux couleurs, et au grand brassage des genres. « We are your friends! », chante Simian. Les tribus sont mortes, vive la communauté?

Nous sommes en1992. La tempête Nirvana fait rage – Nevermind est sorti un an plus tôt. Chemise de bûcheron et jeans troués pour tout le monde. Pendant ce temps, en Allemagne, l’institut de recherche Fraunhofer dévoile un nouveau standard de compression numérique. Le MPEG 1 Layer-3 est capable de diviser par 12 la taille d’un extrait sonore enregistré sur un support classique, et cela sans perte de qualité. Kurt Cobain s’en tape. D’ailleurs, il est bientôt en partance. Une balle dans la tête, merci, au revoir. Fin d’une époque. De toute façon, la révolution est ailleurs. Au même moment, le fameux format numérique allemand, rebaptisé MP3, a commencé à se répandre. On est en 95. Le cataclysme est imminent.

La guerre n’aura pas lieu

Ainsi pendant 50 ans, la musique a formé la jeunesse. Elle lui a aussi dit quoi penser, quoi écouter, comment s’habiller… Début des années 2000, le rapport commence cependant à changer. En 99, Shawn Fanning, un étudiant américain, a lancé Napster, une plateforme d’échange de fichiers musicaux. Gratuite. De quoi saper les fondements mêmes de l’industrie qui bientôt s’affole. Power to the people? C’est en tout cas l’illusion du moment.

Le rock n’est pas forcément habitué à ce nouveau paradigme, lui qui a créé au fil du temps une distance avec son public. Pas un hasard d’ailleurs si ceux qui marchent encore sont des groupes comme les Libertines qui improvisent des sets en bas de la rue ou les Arctic Monkeys, révélés via MySpace. La musique électronique par contre s’en sort mieux. Logique: le DJ est longtemps resté anonyme au milieu de la foule au service de laquelle il est censé être.

La guerre électro vs rock n’aura cependant pas lieu. C’est même le scénario inverse qui va se dérouler. Les années 2000 seront celles du brassage. Puisque toutes les musiques sont à portée de click, pourquoi se priver?…

Hymne générationnel

Pedro Winter n’a pas attendu Internet pour fonctionner comme ça. S’il a par exemple flashé sur le rap, le Parisien (né Pierre Winter, 1975) a de tout temps écouté du metal, avant de se brancher sur la house. Au milieu des années 90, il a ainsi participé au décollage de Daft Punk. Au départ, le duo formé par Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo fait dans le rock, mais devant l’impasse se tourne rapidement vers la house et la techno. Pedro Winter est là, au bon endroit, au bon moment. En coulisses, il s’improvise manager à tout faire, chargé de préserver l’anonymat de ses protégés (les casques de robot).

Quelques temps plus tard, re-belote. En 2003, lors d’une soirée raclette, il croise 2 jeunes graphistes. Gaspard Augé et Xavier de Rosnay lui font écouter leur remix d’un titre de Simian, groupe anglais banal (plus tard remodelé en machine à danser sous le nom de Simian Mobile Disco). Son titre: NeverBeAlone. « J’ai tout de suite compris qu’il s’agissait d’un morceau générationnel », confiera plus tard Pedro Winter au Monde. Le duo formé par Augé et de Rosnay est baptisé Justice (en hommage à l’album de Metallica), signé sur le label électro de Pedro Winter, intitulé lui Ed Banger, référence au headbanging pratiqué par les fans de metal…

One nation under a groove

Daft Punk (comme Prodigy, Underworld, Chemical Brothers) a ramené les fans de rock vers la techno. Justice permet le trajet inverse. Et tout le monde de partir dans une grande farandole £cuménique.  » One nation under a groove« , annonçait George Clinton dans les années 70. A voir… En attendant, le cadre est posé. Il est d’ailleurs identique en Angleterre. Petit à petit, la mère patrie de la pop voit se multiplier les groupes mélangeant les riffs de guitares hargneux et les bips électro. De quoi agiter toute une nouvelle génération de kids qui n’a pas appris à mettre des barrières entre les genres.

Internet, on vous dit. La Toile comme grande manne collective où chacun va puiser. Pour ensuite bourrer son iPod où tout se mélangera dans un joyeux boxon. La musique s’est démocratisée, se réjouissent les uns. La musique s’est banalisée, déplorent les autres. Elle n’est plus qu’un fichier numérique, sans attache, sans histoire, sans contexte.

Dans les faits, la réalité est cependant plus complexe. Hédoniste, la décennie 2000 n’en est pas pour autant décérébrée. Et certainement pas amnésique. En Angleterre, on commence d’ailleurs bientôt à parler de nu rave pour désigner des groupes comme les Klaxons. Nu rave -parce qu’une première révolution du même type a déjà eu lieu à la fin des années 80. Au cours de l’été 89 plus précisément, la vague acid house avait tout balayé sur son passage, les raves, ces fêtes sauvages souvent illégales embarquant à leur bord tout un tas de groupes de rock en mal de sensations fortes.

Du coup, en 2005, on ressort le fameux smiley. Les groupes commencent à s’afficher dans des tenues aux couleurs criardes, souvent fluo. Les vieilles baskets vintage sont remises au goût du jour. Les kids se mettent à piocher dans la garde-robe de leur grand frère. La casquette de trucker américain reprend du service (y compris le modèle Goofy, avec longues oreilles intégrées). Des revues comme Super Super Magazine sont lancées, où il est moins question de « mode » que de « style ». En France, c’est un blog qui fait parler de lui. A coup de photos et de morceaux libres de droit, le site fluokids devient une vitrine privilégiée de cette nouvelle génération.

Back to the eighties

Tout est une question de cycle. Il était donc normal qu’arrive le tour des eighties. Aussi cruciales et déterminantes qu’elles aient pu être, les années 2000 passeront leur temps à les recycler. Ou en tout cas à y faire parfois étrangement écho. Les audioblogs et autres webradios ont ainsi remplacé le combat des radios libres. La fameuse « sono mondiale », dite world music, a elle infiltré l’électro qui s’en va piquer des rythmes au Brésil, en Afrique du Sud, en Ouganda… Avec pour symbole fort, le cas M.I.A., Londonienne d’origine sri-lankaise aux clips saturés de couleurs ( Galang, Boyz). Même la blague tektonik qui amusera un temps les médias français a du mal à cacher ses origines: la new beat développée en Belgique à la fin des années 80…

Et puis, si la pop made in eighties s’est féminisée, les noughties ont su faire pareil, à l’instar du Net qui, depuis l’avènement du Web 2.0, n’appartient plus seulement aux seuls geeks. Réplique à un texte vulgo-macho des rappeurs de TTC (…), Jeveuxtevoir cartonne sur MySpace, et fait de Yelle une nouvelle égérie fluo 2.0. Plus tard, elle reprend A cause des garçons, one-hit wonder des années… 80. La jeune Bretonne tourne partout en Angleterre, aux Etats-Unis… En France, par contre, les branchés lui préfèrent Uffie, ado Américaine délurée, venue se perdre dans les nuits parisiennes.

Mais finalement ce qui fait encore mieux le pont entre les 2 décennies, c’est une certaine attitude. Ouverte, ludique, vide de toute revendication politique. Décomplexée aussi. Par rapport aux marques et à la mode notamment. Kitsuné n’est pas qu’un label branché, c’est aussi une ligne de vêtements. Ed Banger dépose sa griffe sur des paires de baskets, des sacs à dos… Icône pop essentielle des années 2000, Pharrell Williams n’hésite jamais à poser pour des grandes marques…

Mise en réseau

A 20 ans d’écart, il y a donc des parallèles à faire, des fils à tisser. Cela étant dit, les noughties auront leur propre tempo, affolant. En quelques années, Internet va changer la face du monde. La nature des communications et des relations humaines notamment. Au passage, la musique a perdu de son mystère. Peut-elle encore être un objet secret de ralliement? Dans sa chronique du film Control, le biopic consacré au chanteur suicidé de Joy Division, Didier Peron écrit en 2007 dans Libé:  » On écoutait seul Joy dans sa chambre parce que les autres mecs du lycée étaient des beaufs infâmes et qu’ils aimaient Hubert-Félix Thiéfaine. On pouvait écouter cette musique comme l’émanation exacte de cet isolement calamiteux qui a disparu avec l’arrivée du réseau mondial. Un groupe comme Joy, une figure comme Curtis, a-t-elle un sens à l’ère de My-Space? » Autrement dit, en banalisant la musique, Internet lui a-t-elle aussi ôté sa capacité à créer de nouvelles tribus, au profit d’une plus large et mouvante communauté? Poser la question… l

la semaine prochaine: la fin des tribus

Texte Laurent Hoebrechts

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