LA CINEMATEK FAIT L’ÉVÉNEMENT AVEC UNE INTÉGRALE DE L’EXIGEANT ET TRÈS TALENTUEUX RÉALISATEUR UKRAINIEN.

Il n’aura fallu à Sergei Loznitsa que trois longs métrages, deux de fiction et un documentaire, pour s’imposer parmi les cinéastes majeurs de son temps. Le natif de Baranavitchy, en Biélorussie, a grandi en Ukraine dont il est devenu citoyen et où il a tourné l’an dernier le saisissant Maidan, témoignage spectaculaire d’une révolte populaire prenant pour théâtre la désormais célébrissime place de Kiev. Ses diplômes d’ingénieur et de mathématicien ne l’ont pas empêché de prendre, à 24 ans, le chemin du cinéma, reprenant des études à Moscou puis à Berlin où il s’installa ensuite pour « établir une juste distance » avant d’entreprendre une suite de courts métrages documentaires. Et de passer sur le tard à la fiction et au long métrage avec My Joy (2010) puis ce chef-d’oeuvre qu’est Dans la brume (2012), thriller moral qu’il ancre dans la Biélorussie occupée par les Allemands en 1942.

« Chaque film est une entité séparée, une histoire complète et une pensée achevée, déclare Loznitsa, mais en même temps je peux dire que je vois mon travail documentaire comme une sorte d’expérience de laboratoire, où je me sens libre d’appliquer des idées plus radicales et expérimenter avec forme et structure. Dans un film de fiction, où il faut gérer un budget important et une équipe nombreuse, la marge de manoeuvre est plus réduite. Il faut méticuleusement préparer, puis appliquer. Par ailleurs, le travail documentaire nourrit celui de fiction. En tournant Maidan, j’ai eu l’opportunité d’avoir pour protagoniste une foule. Et c’est précisément ce que je voudrais faire dans ma prochaine fiction… »

Les projets de Sergei Loznitsa incluent un film sur l’Holocauste, et un autre sur « la guerre sans nom » qui se déroule à l’Est de l’Ukraine, et la ville de Donbass en particulier. L’actualité passionne le cinéaste, mais l’Histoire le motive aussi beaucoup. « Je suis né et j’ai grandi en Union Soviétique, et il est tout naturel pour quelqu’un venant d’un endroit si troublé d’éprouver un intérêt marqué pour l’Histoire, explique le réalisateur. Le problème auquel nous faisons face dans les territoires post-soviétiques est que notre Histoire des 100 dernières années n’a pas été racontée, analysée et étudiée de manière appropriée. Le communisme n’a jamais eu son procès de Nuremberg, des millions de victimes n’ont jamais été vengées et les auteurs de crimes horrifiants sont toujours célébrés comme des « héros nationaux » et de « grands leaders »… »

Le cinéma de Loznitsa, de fiction ou non, est riche en moments-clés, « ces moments existentiels où le changement apparaît possible et quand une certaine action menée par un certain individu ou groupe d’individus peut modifier l’état des choses. C’est certainement le sujet de Dans la brume. Le protagoniste se retrouve dans une situation où, pour préserver son honneur et sa dignité, il doit mourir. Il doit mourir pour rester humain… Mon documentaire Maidan décrit aussi un moment-clé dans l’Histoire, où des gens sont prêts à mourir, et en effet certains meurent, afin de défendre leur liberté. L’histoire collective est bâtie sur des moments individuels, personnels, et chacun de ces moments est précieux et significatif. »

L’art comme une force

Le cinéma de Sergei Loznitsa fait un usage inventif, fascinant, de ressources formelles comme le plan séquence, le hors champ, le son « off », les fondus au noir. « Chaque film est avant toute chose une idée, commente le réalisateur, et quand j’ai eu l’idée, je commence à penser à la forme sous laquelle il me faut présenter cette idée. C’est un travail avec le langage du cinéma, tout y est langage et structure. Le son est très important. Mon « sound designer » dit que c’est 80 % du film! »

Un élément surprenant de Maidan est l’apparition sur la place de nombreux poètes venus déclamer, devant les manifestants, des textes (généralement patriotiques). « Cela m’a surpris moi-même, commente Loznitsa, de voir à mon arrivée sur la place, à la mi-décembre 2013, une floraison de culture populaire. Des chanteurs et des poètes se relayant jour et nuit sur la scène qui avait été dressée. Il y avait aussi des peintres et d’autres artistes exposant leurs oeuvres. L’atmosphère était proche de celle d’un carnaval médiéval. Festive, euphorique. Je pense que c’était comme un « revival » national, les gens redécouvrant leur identité, avec les arts populaires comme source puissante d’inspiration, tant ils vous donnent le sentiment de toucher vos racines dans une culture particulière… »

Le premier combat est celui pour la dignité, rappelle le cinéaste. « Shakespeare et Cervantès ont à peu près tout dit sur ce sujet, déclare-t-il, et une chose sûre est qu’on ne peut jamais la tenir pour acquise. Il faut toujours lutter pour elle. Une jeune femme est en train de mourir de faim dans une prison de Moscou, en ce moment même. Elle est pilote et officier de l’armée ukrainienne, capturée par des militants pro-russes et accusée à tort du meurtre de journalistes. Cela fait plus de 70 jours qu’elle fait la grève de la faim. Son nom est Nadezhda Savchenko… »

Et de conclure en citant cette phrase de Picasso: « L’art n’est pas fait pour décorer des pièces. C’est un instrument d’attaque… »

RÉTROSPECTIVE À LA CINEMATEK (9 RUE BARON HORTA, 1000 BRUXELLES), DU 10/03 AU 31/03. SERGEI LOZNITSA SERA INTERVIEWÉ EN PUBLIC AVANT LA PROJECTION DE DANS LA BRUME LE 10 À 20 H 30, ET DONNERA UNE MASTER CLASS LE 11 À 14 H.

WWW.CINEMATEK.BE

TEXTE Louis Danvers

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content