Scènes de la vie conjugale

Donnant aux paysages mexicains toute l'ampleur qu'ils méritent, Carlos Reygadas dissèque au microscope l'intimité d'un couple.

Carlos Reygadas livre la radiographie sensible d’un couple au bord de l’implosion. Vénéneux et virtuose.

Parcimonieux – Nuestro tiempo est son cinquième long métrage à peine en une petite vingtaine d’années-, Carlos Reygadas s’est imposé, depuis Japon en 2002, comme l’un des cinéastes les plus fascinants de son temps. Exigeante, son oeuvre est aussi passionnante, qui le voit explorer inlassablement la nature humaine tout en veillant à faire de chacun de ses films un moment de pur cinéma -qualité moins courante qu’il n’y paraît. Ainsi, aujourd’hui, de Nuestro tiempo, drame confrontant, au format scope et en jouant à plein de l’étirement des plans, l’intimité d’un couple à l’immensité d’un paysage du Tlaxcala, comme pour mieux s’immiscer au plus profond des sentiments.

Dialogue troublant

Ce couple, ce sont Juan et Esther, des éleveurs de taureaux dont la volonté affichée de vivre une relation libre s’étiole lorsqu’elle entame une liaison avec un gringo de leur connaissance, avec des conséquences qui, bientôt, semblent devoir inexorablement leur échapper. Cette matière sensible, Reygadas la traite avec finesse, orchestrant un ballet où le rationnel et l’émotionnel se répondent en un dialogue rendu plus troublant encore par le fait que les personnages sont incarnés à l’écran par le réalisateur et son épouse, Natalia López. « Comme nous jouons dans le film et que l’on y voit nos enfants, on croit qu’il s’agit d’une transposition précise de notre existence, mais il n’y a rien de plus ennuyeux à mes yeux que de copier la réalité. Bien sûr, tout ce que l’on retrouve dans un film est, en un sens, autobiographique. C’est le produit de mes réflexions, ce qui ne signifie pas que ce soit basé sur des faits réels. Celui de mes longs métrages que je considère comme le plus autobiographique est Stellet Licht, un film en allemand, une langue que je ne comprends pas, autour de protestants venant de la campagne, une situation à laquelle je ne connais rien. Et par contre, celui-ci ne l’est pas le moins du monde, même si je vis dans un environnement semblable. Quand on tourne, tout cela se trouve transfiguré. »

Si Carlos Reygadas aime tourner en famille – ses enfants apparaissaient déjà dans Post Tenebras Lux, son précédent opus-, c’est, explique-t-il, plus par souci pratique que pour toute autre raison. « Je ne voulais pas tourner avec d’autres enfants, pour éviter les problèmes que ça suscite toujours avec les parents, mais aussi parce que je tenais à rester auprès des miens. Je n’ai par ailleurs pas réussi à trouver une actrice qui convienne. Natalia avait passé beaucoup de temps à donner la réplique à des acteurs qui venaient auditionner, et j’ai eu le sentiment qu’elle pourrait faire mieux qu’assurer. Quant au rôle masculin, j’ai commencé par travailler deux semaines avec un acteur mais c’était pénible, il ne connaissait rien au travail à la campagne. Il y a des gens dont on ne peut pas croire qu’ils soient des campagnards, je n’arrêtais donc pas de lui donner des explications, et les membres de l’équipe m’incitaient à franchir le pas. J’ai hésité, craignant que les gens se demandent si j’essayais de flouter la frontière entre fiction et documentaire, avant de me dire que ça n’avait guère d’importance. Après tout, qui sait que Juan et moi, nous ne faisons qu’un? »

Autofiction ou pas, le film tire en tout cas le meilleur parti de l’intimité unissant ses protagonistes, gage d’un surcroît d’intensité comme de réalisme, alors qu’il questionne la notion d’amour conjugal, tout en radiographiant le délitement d’une relation. Soit un cadre universel, pour une histoire dont le cinéaste veille à laisser l’appréciation au spectateur. « La plupart des films apportent toutes les réponses, sans la moindre confusion possible. Personnellement, je préfère fournir le récipient et vous laisser le soin du contenu. Je ne fais qu’établir les bases et ensuite, le spectateur y projette ce qu’il veut. Mon objectif, c’est que vous puissiez vous mouvoir et exister dans le film. Je ne veux pas vous livrer une oeuvre clé sur porte qui va vous divertir deux heures et que vous allez oublier aussitôt. J’aspire à créer un espace où vous allez vous installer pour que le film puisse vous imprégner sur la durée. » L’assurance en tout cas, tempo contemplatif aidant, d’une expérience de cinéma peu banale.

Scènes de la vie conjugale

Nuestro tiempo

L’on avait quelque peu perdu de vue Carlos Reygadas, cinéaste mexicain dont les films n’arrivent plus que sporadiquement sur nos écrans. Après Post Tenebras Lux, prix de la mise en scène à Cannes en 2012 (mais resté inédit en Belgique), le réalisateur poursuit, dans Nuestro tiempo, disponible en DVD, son exploration du couple. Au coeur du film, Juan et Esther (interprétés par le réalisateur et sa femme, Natalia López), vivant, avec leurs trois enfants, dans un immense ranch de l’État de Tlaxcala où ils élèvent des taureaux de combat. Elle est en charge de la gestion, il s’occupe des bêtes en plus d’être un poète de renommée internationale, moment où Esther entame une liaison avec Phil (Phil Burgers), un éleveur de chevaux américain. De quoi malmener leur volonté affichée d’avoir une relation libre, Juan appréciant la situation avec des sentiments contrastés, allant de la compréhension à la curiosité inquisitrice; tour à tour pathétique ou manipulateur tandis qu’Esther, elle, s’interroge… Autopsie d’un couple en crise, Nuestro tiempo s’inscrit dans ce temps mouvant où le désamour, insidieusement, s’insinue. Reygadas, comme Bergman avant lui, se révèle le peintre inspiré des tourments humains, pour signer une chronique vénéneuse et virtuose du déchirement, un drame intime auquel l’immensité qui l’encadre confère des accents lyriques. Fort.

De et avec Carlos Reygadas. Avec Natalia Lopez, Phil Burgers. 2 h 58. Dist: Remain in Light.

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