LA MÉLANCOLIE DU TABU DE MIGUEL GOMES TROUVE SES RACINES DANS UNE CULTURE PORTUGAISE MARQUÉE PAR CE SENTIMENT POIGNANT, DE LA SAUDADE AU FADO.

La figure artistique de référence au Portugal reste le grand écrivain Fernando Pessoa. L’auteur du Livre de l’intranquillité fut encore récemment appelé à la rescousse « post mortem » (il vécut de 1888 à 1935) par les opposants aux mesures d’austérité menaçant la culture dans un pays dont on sait à quel point la crise économique et financière le frappe cruellement. La statue du poète, un bronze assis et attablé devant le café A Brasileira dans le quartier animé du Chiado à Lisbonne, a vu converger des protestataires dont l’un arborait une pancarte déclarant le Portugal dans « un état de tristesse généralisé« . Le spleen de Pessoa, son mal de vivre volontiers soigné à l’alcool (il devait en mourir), expriment une mélancolie profonde, une douleur existentielle teintée de nostalgie qui n’est jamais loin quand s’exprime le peuple portugais. Le fado en est l’illustration, qui chante le chagrin et l’exil, les amours malheureuses et la lourdeur de vivre. Et la saudade, que le poète de la Renaissance Luis de Camoes définissait comme « un bonheur hors du monde » et le musicien Pierre Barouh comme « un manque habité« , est un mot sans doute intraduisible, mais qui se vit très concrètement, à l’intérieur de soi, entre mélancolie et nostalgie.

L’admirable Tabu de Miguel Gomes en est empreint, lui qui voit une dame âgée, au caractère difficile, se souvenir d’un passé amoureux tourmenté, en même temps que d’une époque coloniale à jamais révolue, évoquée comme l’hypothèse d’un paradis perdu. Le noir et blanc superbe, justifié tant sur le plan plastique qu’en clin d’oeil aux rapports entre colons et colonisés, baigne d’une atmosphère très particulière un film flottant comme en apesanteur entre présent et passé, réel et fiction, entre l’intime et le collectif, entre l’élan et le désespoir, entre le désir et le crime. La souffrance, et pourtant la beauté. La première d’autant plus grande que la seconde fut sublime. Pessoa inscrivait dans ses mots « cette indifférence née d’avoir tant souffert« . Gomes la chante dans ses images, avec une émotion palpable.

Tradition

Le réalisateur de 40 ans, auteur avant Tabu de sept courts métrages et de deux autres longs (La Gueule que tu mérites (A Cara que Mereces)et Ce cher mois d’août (Aquele Querido Mes de Agusto)), se dit fier de s’inscrire dans une tradition cinématographique portugaise ayant vite pris l’habitude de créer avec peu, voire très peu de moyens, mais dans une liberté que même les années de dictature salazarienne ne purent jamais vaincre, encore moins annihiler. La Révolution pacifique, dite « des oeillets », survenue en 1974, aura engendré un courant politique. La génération venue au premier plan dans les années 80, et remarquée dans les festivals internationaux, allait unir cette tendance citoyenne, la veine documentaire « anthropologique » depuis longtemps féconde, et cette âme mélancolique colorant les chroniques de Pedro Costa sur la vie des immigrés du Cap Vert (Casas de Lava, Ossos, Juventude Em Marcha) ou les essais sur la marginalité d’une Teresa Villaverde attachée à une jeune femme inadaptée, en souffrance (Tres Irmaos), à une jeunesse survivante (Os Mutantes) ou à la trajectoire tragique d’une immigrée de l’Est (Transe). La filmographie monumentale du vétéran Manoel de Oliveira (104 ans!) contient pour sa part, dans le foisonnement de projets variés qu’il a développés depuis… la fin du « muet », nombre de films respirant plus ou moins profondément la saudade. Son chef-d’oeuvre, en premier lieu. Non, ou la vaine gloire de commander (Non, ou A Va Gloria de Mandar – 1990). Dans ce film testament -déjà!- dédié à ses petits-enfants, le grand cinéaste se tourne vers le passé colonial de son pays, suivant des soldats engagés dans l’ultime guerre du genre en Afrique et revenant, à partir de là, sur les défaites majeures jalonnant l’Histoire du Portugal. Une vision ironique, mais aussi mélancolique en diable, comme le sont aussi sa très remarquable « trilogie des amours frustrées » (avec le merveilleux Amour de perdition) et son très bovarien Val Abraham

TEXTE LOUIS DANVERS

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