DANS SON QUATRIÈME LONG MÉTRAGE, ROSCHDY ZEM RETRACE LE DESTIN DE RAFAEL PADILLA, DIT CHOCOLAT, PREMIER ARTISTE NOIR DE LA SCÈNE FRANÇAISE, UN HOMME QUI ALLAIT S’ÉLEVER CONTRE LES STÉRÉOTYPES RACIAUX EN VIGUEUR À LA BELLE ÉPOQUE, AVANT DE TOMBER DANS L’OUBLI…

Entamé il y a tout juste dix ans avec la comédie Mauvaise Foi, le parcours de réalisateur de Roschdy Zem l’a vu ensuite se frotter au fait divers lourd de sens –Omar m’a tuer, inspiré de la fameuse affaire Omar Raddad -, avant d' »infiltrer » le milieu du culturisme, monde clos où se déroulait Bodybuilder. Avec Chocolat, son quatrième long métrage derrière la caméra, celui que son parcours d’acteur a par ailleurs conduit d’André Téchiné à Pascale Ferran en passant par Xavier Beauvois ou Rachid Bouchareb, augmente sensiblement la voilure, s’attelant à un biopic de grande ampleur doublé d’un film d’époque, le tout porté par une star, Omar Sy. « J’ai l’impression qu’il y a une cohérence en termes de timing, observe-t-il. Un film comme celui-là demande de l’audace dans la mise en scène, et c’est quelque chose de perfectible, qui s’affirme avec l’expérience des films et des années. Sur mon premier long métrage, l’audace était quasiment inexistante. Mais je grappille petit à petit. Et sur Chocolat, je l’ai utilisée au maximum qui m’était imparti à ce moment-là. »

Aux artistes oubliés

Plus que par sa mise en scène, parfaitement maîtrisée mais classique en définitive, c’est toutefois par son sujet que le film interpelle. Zem y retrace le destin de Rafael Padilla, un homme issu d’une famille africaine ayant connu l’esclavage à Cuba. Et qui, arrivé en France via l’Espagne, allait devenir, dans les années 1880 et sous le surnom de Chocolat, le premier artiste noir de la scène française, bien avant Joséphine Baker, créant, avec son partenaire Footit, un numéro de clown blanc et d’auguste appelé à triompher dans le Paris de la Belle Epoque. Ignorant tout de cette histoire jusqu’au jour où Nicolas et Eric Altmayer, les producteurs du film, lui ont soumis le scénario, le réalisateur explique avoir été séduit tant par le projet que par l’individu, « son parcours, l’idée de constater qu’une grande vedette de la scène parisienne a d’abord eu le statut d’esclave. J’aime ces histoires où un homme on ne peut plus ordinaire devient le personnage emblématique d’une époque. L’histoire de Chocolat a disparu de la mémoire collective, je trouvais donc d’autant plus intéressant de braquer mes caméras sur lui. »

Sur les raisons de cet oubli, Roschdy Zem avance plusieurs explications, au premier rang desquelles « la guerre, et sa couleur de peau. Et puis, après la guerre, une pléiade de duos comiques se sont inspirés du travail de Footit et Chocolat sans jamais les citer. C’est une époque où l’on n’avait pas nécessairement envie de se souvenir de lui. » Aussi, le film peut-il apparaître comme une entreprise de réhabilitation, dont le réalisateur insiste pour élargir le spectre: « Je tenais aussi à réhabiliter tous ces artistes qui ont occupé, à un moment de leur vie, une place importante culturellement parlant, avant d’être totalement oubliés. Chocolat est représentatif de ce genre de contexte. J’ai voulu rendre hommage à beaucoup d’artistes oubliés. « 

Le destin de Chocolat peut apparaître à divers égards emblématique. Immensément populaire, le clown se heurtera de plein fouet aux stéréotypes raciaux en vigueur à l’époque, à compter du moment où il tentera de s’affranchir de l’image(rie) du Noir débonnaire recevant les coups avec le sourire. Roschdy Zem touche là à un sujet guère prisé du cinéma français, même si la Vénus noire d’Abdellatif Kechiche s’y colletait de façon plus frontale. « Si le sujet n’a guère été abordé, je crois que c’est parce que cela a peu intéressé dans un premier temps », soulève le réalisateur, rappelant qu’il a fallu attendre que l’historien Gérard Noiriel déterre l’histoire de Rafael Padilla et en tire un livre pour que le projet prenne forme. Un argument auquel il en superpose un autre: « Aujourd’hui, on a une mixité décente dans le cinéma, mais un film comme Chocolat n’aurait jamais pu se faire il y a cinq ans, on n’avait pas d’acteur pour. Si vous n’avez pas de comédien ayant la notoriété nécessaire, un film d’époque dont l’acteur principal est noir ne verra jamais le jour. C’est vraiment une question de disponibilité. Il y a vingt ans, si vous tombiez sur l’histoire de Chocolat, vous n’alliez pas engager Gérard Depardieu pour l’interpréter. Ce sont des films assez lourds en termes de logistique. Il faut un Jamel Debbouze pour pouvoir tourner Indigènes, un Omar Sy pour pouvoir faire Chocolat, c’est du même acabit. Cela reste encore balbutiant, mais ça vient, et on va commencer à découvrir des histoires qui n’étaient pas susceptibles de voir le jour au cinéma auparavant. »

Vers l’émancipation

On reste loin, toutefois, d’un cinéma américain s’étant régulièrement confronté au passé, et à la question de la discrimination raciale, de Spike Lee au Quentin Tarantino de Django Unchained, pour ne citer que ceux-là. « Le cinéma américain n’a pas de problème avec son passé, même dans sa partie la moins glorieuse, puisqu’il s’agit du passé, poursuit Roschdy Zem. Il peut parler de la ségrégation, du Viêtnam ou du massacre des Indiens sans que cela ne pose de réel cas de conscience. Tant qu’on ne remet pas en cause leur toute-puissance, les Américains n’ont pas de problème avec le passé. En France, c’est plus délicat. »

Et de renvoyer à sa propre expérience d’enfant d’immigrés marocains. « Mieux on connaît le passé de son pays, mieux on l’aime. Aucun pays ne peut se targuer d’avoir une histoire uniquement pavée de gloire. Mais on a du mal, en France, à regarder en arrière. Et c’est dommage, parce que nous-mêmes, nous sommes issus d’une génération où nos parents étaient très silencieux. Ce silence, le fait de ne pas connaître réellement d’où l’on vient, ce que nos parents ont subi et par où ils sont passés a créé une forme de violence en nous. Découvrir que mon grand-père s’était battu avec les Français contre l’Allemagne nazie m’a apaisé. Tout comme découvrir que la première star noire n’est pas Omar Sy mais Rafael Padilla. Cela m’a apaisé avec mon histoire, avec ce que je suis et ce que j’essaie de faire aujourd’hui dans mon pays. Connaître l’histoire est important. »

Pour autant, Zem évite les travers de la leçon indigeste, comme ceux du pamphlet trop insistant. Voir Chocolat, redevenu Rafael Padilla, endosser le rôle d’Othello sur la scène d’un théâtre parisien en dit plus, après tout, que de longs discours –« cela m’apparaissait d’autant plus emblématique qu’à l’époque, il était joué uniquement par des Blancs grimés en Noirs ». La fin était écrite; le réalisateur refuse cependant de faire de l’artiste une victime. « Je ne voulais pas tomber dans la victimisation ou le pathos parce qu’il est noir dans un pays où l’empire colonialiste se développe dans toute sa splendeur. J’ai voulu le traiter comme une star de l’époque, comme si j’avais affaire à Jim Morrison, par exemple. C’est un homme qui touche de près à la gloire, il aime les femmes, la drogue, il est mondain, avec un côté salaud qui en fait aussi un homme à part entière. Voilà ce qui m’intéressait, et aussi ce que je qualifierais d’histoire d’amour entre Footit et lui, ce rapport dominant-dominé évoluant vers une émancipation. » Manière aussi de souligner la modernité du propos…

RENCONTRE Jean-François Pluijgers

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