Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

ROMAN À CLÉS – AVEC ROOM, EMMA DONOGHUE SIGNE UN HUIS CLOS MÈRE-FILS CADENASSÉ À DOUBLE TOUR DONT S’ÉCHAPPENT DES SURSAUTS DE VIE RAGEURS ET LUMINEUX…

DE EMMA DONOGHUE, ÉDITIONS STOCK, TRADUIT DE L’ANGLAIS, 408 PAGES.

S’il n’y a pas de sujet inabordable en littérature, il est des résumés de romans qui jettent plus le froid que d’autres. Room, septième livre de l’Irlandaise Emma Donoghue, est de ceux-là. Et pour cause: son objet, la séquestration d’une jeune femme et de son fils, né d’un des viols de son geôlier, en fait une sorte de réinvention fictionnelle de l’affaire Fritzl en Autriche. Acclamé aux USA, où il figura jusqu’aux derniers jours sur la liste du Booker Prize, le livre enfouit rapidement toute suspicion de racolage sous la bannière d’un projet littéraire ambitieux. D’entrée de récit, il apparaît en effet qu’Emma Donoghue choisit à dessein un enfermement à double tour, s’emprisonnant exclusivement dans la conscience de Jack, petit garçon de 5 ans né en captivité, mi-sauvage, mi-génie (il sait lire et écrire, connaît l’histoire du mur de Berlin et celle du Guernica de Picasso autant que les paroles des chansons d’Eminem). Room est donc un de ces livres de 400 pages entièrement mené par la voix d’un enfant -ce qui reste sans doute l’une des contraintes les plus périlleuses et les moins bien digérées en littérature. Et de fait, le livre commence par pêcher par une naïveté poussive et travaillée proprement exaspérante:  » On va mettre Madame Table près de Madame Baignoire pour se dorer au soleil sur Monsieur Tapis, juste en dessous de Madame Lucarne, là où il fait bien chaud. »

3 mètres sur 3

Au fur et à mesure des pages, l’ostentation maladroite fait doucement place à la suggestion puissante d’un ressenti très physique. La sensation de claustration devient tangible, la perception de se mouvoir dans peu d’espace, de se heurter à l’horizon sensoriel strictement limité d’un 9m2 -sons étouffés, plafonds bas, lumière artificielle. L’écriture referme insidieusement son piège sur le lecteur, happé dans les filets d’un univers troublant, extrêmement réglé, méthodique et confiné dans lequel mère et fils semblent avoir développé, plus que des mécanismes de survie, une réelle économie du quotidien entre exercices physiques, lectures, cuisine, soins corporels et télévision -la seule ouverture de Jack sur le monde. Dans sa seconde partie, et à la suite d’épisodes particulièrement haletants, le roman place ses 2 protagonistes aux prises avec le  » Dehors« , au c£ur de mécanismes qui les dépassent -Jack et sa mère seront tour à tour la cible de projections affectives d’inconnus, un cas clinique pour les psychiatres, la proie facile d’une presse avide… Une gageure pour l' » enfant bonsaï » Jack, et qui mène à des dialogues surréels:  » Quoi de neuf? Tout. «  Donoghue en profite pour mettre à l’épreuve du grand air, et sans aucune complaisance, une relation mère-fils fusionnelle et dérangée, à l’intimité stupéfiante. Elle confirme à ses personnages une vraie densité, les laissant être ce qu’ils sont -lâches, impatients, égoïstes, ambigus et, en dernière analyse, absolument inattendus dans une remise au monde comme un nouvel enfermement. Dans un style incisif qui emprunte à Joyce Carol Oates, l’auteur explore alors avec une densité variable les mécanismes d’auto-culpabilisation, les séquelles immunitaires et sensorielles d’une captivité à long terme mais aussi les ressorts d’une réinsertion sociale, les pulsions de mort et les sursauts de vie qui secouent les existences, dès l’enfance. Elle ausculte surtout, dans les passages les plus clairvoyants de son récit, nos formes d’appartenance à autrui et à nous-mêmes. De quoi retenir définitivement captif entre ses pages…

YSALINE PARISIS

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