DANS EDEN, SON QUATRIÈME LONG MÉTRAGE, MIA HANSEN-LOVE S’ATTÈLE AU PORTRAIT DE SA GÉNÉRATION, ENVISAGÉE À TRAVERS LE PRISME INTIME DU PARCOURS DE SON FRÈRE, DJ AYANT PARTICIPÉ À L’ENVOL DE LA FRENCH TOUCH. UN FILM ENFIÉVRÉ.

Quatrième long métrage de Mia Hansen-Love, Eden traduit une évolution sensible dans l’oeuvre d’une cinéaste qui, après trois films en forme de chroniques intimistes, s’attèle ici à un portrait de génération, celle dont le coeur devait, au mitan des années 90, battre au rythme de la French Touch. S’il y a là une ampleur nouvelle, couplée à l’énergie du moment, on ne parlera pas pour autant de rupture dans le chef de la réalisatrice du Père de mes enfants: le terreau de son cinéma est, comme toujours, largement (auto)biographique, le scénario étant inspiré de l’histoire de son frère Sven (rebaptisé Paul à l’écran), l’un des DJ’s influents du mouvement, fondateur, avec Greg Gauthier, de Cheers. Et si euphorie il y a, ses personnages ne s’en débattent par moins toujours avec un temps qui leur échappe, passé et présent entamant devant sa caméra un dialogue non exempt de mélancolie…

Avec Eden, vous passez de la sphère intimiste à une perspective générationnelle. Comment s’est opéré ce mouvement?

J’avais l’impression, après Un amour de jeunesse, d’être arrivée au bout d’un certain type d’inspiration. J’avais envie de continuer ce travail-là, mais dans un terrain nouveau. Et j’ai envisagé pour la première fois de pouvoir faire un film sur ma génération. En me posant la question, j’ai réalisé qu’il n’y avait pas tellement de films ayant traité des années 90 en tant que telles, et en particulier sous l’angle de la musique. Parallèlement à cette réflexion, mon frère Sven, dont je suis très proche, essayait de tourner une page de sa vie, sa vie de DJ en l’occurrence, en un processus assez douloureux. L’idée m’est alors venue d’un film s’inspirant de son parcours, puisqu’il a vraiment été au coeur de cette scène. Plutôt qu’un film raconté de mon point de vue, et donc très intime comme le précédent, ou à l’autre extrême, plus objectif, et qui aurait pu être un documentaire, un biopic ou une histoire de la French Touch, la position de mon frère me semblait presqu’idéale pour aborder ce sujet.

S’il n’y a pas vraiment de films sur la French Touch, il y en a par contre qui parlent de courants musicaux, ou générationnels. Certains vous ont-ils inspirée?

Certains films ont compté. Il y a deux choses: ceux que j’ai regardés pour leur thème, et pas spécialement pour leurs qualités artistiques ou leur style. Et ceux qui, sans forcément coller à mon sujet, m’ont inspirée pour des raisons artistiques. Millenium Mambo de Hou-Hsiao-Hsien, par exemple: cela se passe à Taïwan, c’est très éloigné, et en même temps, il y a quelque chose dans l’esprit du film, dans sa mélancolie, sa douceur, son rythme, la présence de ces personnages, dont je me sens très proche. Du point de vue de l’atmosphère, c’est peut-être le film dont je me sens le plus proche, alors qu’il ne porte pas sur la French Touch. Et puis, il y a 24 Hour Party People de Michael Winterbottom, qui ne ressemble pas à Eden, ni sur le fond, ni sur la forme, mais dont le côté brut, l’authenticité, un aspect un peu documentaire rarement présents dans les films sur des clubs m’ont intéressée. Mais souvent, les films avec des scènes de club nous ont plutôt interpellés de manière négative, dans le sens de ce qu’il ne fallait pas faire.

C’est-à-dire?

Nous voulions aller chercher une forme de vérité, et quelque chose que le cinéma n’avait pas encore capté. Voir des scènes de club, même dans des films que l’on aime beaucoup, nous a permis de comprendre pourquoi nous ne voulions pas faire la même chose. Il y a souvent une jouissance de la scène de club, comme si chaque cinéaste avait envie, à un moment, de faire la sienne. Du coup, on est beaucoup dans le cliché et dans le fantasme, avec un côté très faux et très vulgaire. Je suis vraiment partie d’une page blanche, avec le souci de ne pas m’appuyer sur ce qui avait déjà été fait ou déjà vu, mais d’imposer mon regard.

Comment avez-vous procédé concrètement?

Cela passe par une foule de décisions artistiques, tenant aussi bien à l’éclairage, ou plutôt à l’absence d’éclairage (…), qu’au traitement du son, notamment en gardant la musique même sur les dialogues (…), ou encore au choix des figurants: il n’y a pas un seul professionnel, on a été chercher dans des clubs électro des gens qui ont une vraie passion pour cette musique. Je ne voulais pas montrer une vision caricaturale, un peu mièvre, des clubs, où tout le monde à l’air de s’éclater et danse avec des corps et des costumes parfaits… Et puis, il y a le fait que les DJ mixent pour de vrai, on leur a appris à faire des enchaînements, chose rare, voire inédite au cinéma. J’ai vraiment essayé de repenser de A à Z la dramaturgie du club. Et enfin, j’ai veillé, dans la mise en scène, à ce que mon regard soit un peu à distance de la musique. La musique est très présente, avec de longs passages musicaux, et un son très vivant, mais en même temps, je filme souvent avec de longs plans dont le rythme va à contre-courant de celui du morceau. J’ai voulu avoir mon propre regard, et non, comme dans les clips, un regard imposé par la musique.

Pourquoi avoir voulu montrer, parallèlement à l’histoire de votre frère, l’ascension des Daft Punk, par ailleurs au coeur d’un running gag savoureux?

Les intégrer au film était très naturel, parce qu’ils ont été fort proches de Sven. Ils faisaient partie de la même bande dans leurs jeunes années: à l’époque où mon frère et eux ont débuté, c’était un milieu assez restreint à Paris, tous ces gens se fréquentaient. Les écarter aurait été artificiel, alors qu’ils ont joué un rôle si important. J’ai fait le choix, plutôt que de montrer tous les acteurs de la French Touch, de me concentrer sur la relation avec eux. On a été les voir très tôt, on leur a fait lire le scénario, et ils nous ont raconté cette anecdote qu’on a utilisée dans le film, parce qu’elle nous paraissait pertinente. Ils nous ont aussi cédé les droits de leurs morceaux pour une somme assez symbolique. Cela nous a permis d’avoir l’ensemble des morceaux du film -il y en a 45!- pour la même somme, et de pouvoir le financer. Si on avait dû tout payer au prix fort, le film n’aurait jamais pu se faire.

Le titre du film renvoie à la notion de paradis perdu. Une dimension importante à vos yeux?

A moins d’avoir connu une jeunesse extrêmement malheureuse, elle constitue toujours, pour la plupart des gens, un paradis perdu. Ce titre résume bien le film, parce qu’il se raccroche à un élément spécifique et circonstanciel, tout en faisant le lien avec son aspect universel ou, du moins, ce que j’espère qu’il porte d’universel. D’un point de vue circonstanciel, Eden était le nom du premier fanzine à avoir parlé de la musique des raves. Très vite, au début de l’écriture, c’est un des premiers mots qui est venu à l’esprit de mon frère, et il m’est resté comme une espèce d’évidence, le symbole, la source d’où tout est parti. Mais aussi, pour ce dont il est chargé, et qui résonne très fort pour moi, parce que d’une manière ou d’une autre, tous mes films portent en eux cette idée de paradis perdu.

Que reste-t-il de l’esprit de la French Touch aujourd’hui?

Pas tant l’hédonisme désintéressé, puisqu’aujourd’hui, tout est beaucoup plus ancré dans le réel. Du fait de la crise, et de la période assez sombre que l’on traverse, il y a sans doute une opposition entre la jeunesse d’aujourd’hui et celle d’hier de ce côté-là, avec un souci du lendemain bien plus marqué. Cela m’a d’ailleurs interpellée, hier, quand quelqu’un dans la salle (l’interview a eu lieu lors du festival de Gand, où Eden était présenté en avant-première, ndlr) m’a demandé si Paul avait un business plan. Cela résumait bien ce qui oppose le personnage de mon film avec la jeunesse d’aujourd’hui. En même temps, il y a en commun une forme d’innocence, d’idéalisme, commune sans doute à toutes les époques, mais qui se nourrit de musique. Peut-être que du fait du manque d’idéaux politiques et de la désintégration des utopies politiques, avec la quasi-impossibilité pour les jeunes d’encore y croire, il y a en commun cette manière de se jeter à corps perdu dans la fête et dans la musique, au risque de s’y noyer.

RENCONTRE Jean-François Pluijgers

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