APRÈS DIX ANS DE SILENCE, L’AUTEUR DE VIRGIN SUICIDESET DE MIDDLESEXREVIENT AVEC LE ROMAN DU MARIAGE, TRIANGLE AMOUREUX EIGHTIES POSTMODERNE ET DÉSILLUSIONNÉ. UN LIVRE VIRTUOSE, SOUS INFLUENCES. RENCONTRE.

Vingt ans après avoir posé la destinée tragique des soeurs Lisbon dans un roman qui devait devenir le film manifeste d’une jeunesse US désabusée –Virgin Suicides-, dix ans après avoir interrogé le façonnement d’une double identité sexuelle dans son roman Pulitzerisé Middlesex, Jeffrey Eugenides revient avec ce qui est déjà considéré comme le roman événement de la rentrée. D’apprentissage et d’innocence perdue, il en est une nouvelle fois question dans Le Roman du mariage, exploration amoureuse et intellectuelle de désirs et déboires croisés sur un campus américain des années 80 gagné aux Talking Heads et à Roland Barthes, mais qui peine à se défaire complètement de l’héritage victorien… Réfléchissant le pouvoir de la littérature sur fond de ménage à trois, Eugenides signe le grand récit postmoderne des illusions perdues.

Quel a été le moteur de ce roman?

Tout est parti de ma désolation devant la disparition du roman de mariage, ces romans de tradition avant tout anglaise mettant une jeune femme aux prises avec un certain nombre d’options concernant son futur mari et où toute la question est de savoir: va-t-elle faire le bon choix? Ces romans, écrits surtout à l’époque victorienne, sont des livres absolument sublimes, mais on ne pourrait plus les écrire aujourd’hui. Tout a changé: les conditions sociales, religieuses… Donc, j’avais d’une part cette envie d’écrire un de ces grands romans d’amour, et de l’autre la conviction que je ne le pouvais plus. J’ai alors pensé à un livre qui puisse se colleter avec les mêmes questions, mais appliquées à une situation moderne, où les choses seraient vraies pour une jeune femme vivant aujourd’hui, dans l’Occident, à la fin du XXe siècle.

D’où vous est venue l’idée d’explorer le thème du mariage?

Des romans eux-mêmes. Nous caressons tous ce rêve romantique de rencontrer au moins un amour parfait dans notre vie. C’est quelque chose auquel on pense déjà enfant, quand on se dit: « Je serai marié un jour, je trouverai cette personne. » D’où est-ce que ça vient? Où est-ce que ça commence? Selon moi, ça vient en partie de la littérature. Et c’est précisément ce dont j’essaye de parler: de comment la lecture affecte nos vies, et jusqu’à quel point. J’avais envie d’écrire sur l’amour tel qu’il est vraiment, parce que ma conviction, c’est qu’un roman devrait pouvoir parler d’amour et de sentiments véritablement, honnêtement et complètement. Il n’y a pas de raison intrinsèque pour qu’un livre donne une version tronquée de l’amour.

Pourquoi avoir choisi de placer ces questions dans les années 80?

Ce sont les années où j’étais à l’université, et j’avais cette envie de relater assez précisément ce qui a pu s’y passer. Il y a des périodes de ma vie, je ne sais pas pourquoi, qui sont blanches, quasi opaques. Ma trentaine, par exemple, ou certaines années de ma vingtaine sont sans aucun intérêt et je ne me souviens de rien en ce qui les concerne. Mais l’université, je m’en rappelle très bien. Je n’ai même pas dû réécouter de disques -les Talking Heads, c’est ce qu’on passait le plus à l’époque, avec Patti Smith-, c’est juste revenu. Ensuite j’ai choisi les années 80 parce que je voulais parler de la French Theory littéraire, et de Roland Barthes. Et que c’est le moment où elle a littéralement explosé en Amérique.

Vous dites que les années 80 manquaient de radicalisme. Comment expliquer que les nouvelles théories littéraires aient été un des seuls domaines où l’on percevait un parfum de révolution?

Moi et les gens de ma génération, on a eu le sentiment d’avoir été des sortes de témoins des sixties, et de leur révolution. Au mieux, on a eu des frères et soeurs plus âgés qui sont devenus hippies ou qui ont décidé de claquer la porte de l’unif. Mais on était trop jeunes pour y prendre part, réellement. Puis les années 80 sont arrivées, et avec elles Ronald Reagan, qui ont sonné un retour au conservatisme, et à un temps propice à faire de l’argent. Une grande époque pour Wall Street, et un temps très anti-révolutionnaire pour nous… A l’université, lire tous ces auteurs français vous donnait le sentiment de vous retourner contre l’establishment, d’affirmer une nouvelle manière de penser la littérature, donc la vie. Tout simplement parce qu’on n’avait pas accès à une autre forme de révolte.

Vous dites que certains étudiants américains considéraient Derrida comme un dieu absolu…

C’est vrai. Les gens en ont fait une véritable divinité à une époque. Il est venu à Yale quand j’étais étudiant. Je suis allé l’écouter. Tout le monde en parlait. Je me rappelle que quelqu’un l’avait vu manger des falafels: c’était incroyable, nous ne pouvions pas croire que Derrida était vivant, et encore moins qu’il puisse manger des falafels (rires).

Qu’est-ce qu’un auteur comme Roland Barthes a pu vous apporter personnellement?

J’ai prêté ma prédilection pour Roland Barthes à mon héroïne Madeleine: sa lecture de Barthes, c’est la mienne. Elle peine un peu sur des auteurs comme Derrida, mais dès qu’elle tombe sur les Fragments d’un discours amoureux, elle trouve ça merveilleusement excitant. Et c’est vrai que c’est un bouquin incroyable, parce qu’il tente d’anonymiser toutes les dimensions de l’amour, de montrer aux lecteurs qu’ils s’illusionnent sur l’amour et que la plupart de leurs chimères proviennent de leur lecture des chefs-d’oeuvre de la littérature. Mais le bouquin est aussi une confession. Il y a un vrai sentiment romantique derrière: on y sent Barthes à chaque page, ses propres souffrances amoureuses bouillonnent sous la surface de la page. C’est un paradoxe absolu, parce que la lecture des Fragments vous met dans une ambiance sentimentale, alors qu’elle est précisément censée vous vacciner contre tout romantisme… A la sortie de mon livre aux Etats-Unis, les ventes des Fragments ont brusquement redémarré. Si je peux avoir ce rôle de passeur vers Barthes, c’est génial.

Quels autres auteurs vous ont accompagné pendant l’écriture de ce livre?

Même si je n’ai pas essayé de recréer le roman du mariage traditionnel à la Henry James, il a été une sorte de guide spirituel pour ce livre. Dans Portrait de femme, qui est de loin mon roman matrimonial préféré, James parvient à combiner l’excitation et le plaisir d’un roman de mariage à l’ancienne avec une étude psychologique poussée et très sombre, la complexité d’un roman moderne. C’est un livre captivant, magnifiquement bien écrit.

Le Roman du mariage défend l’idée que la littérature peut changer la vie…

Les livres m’ont affecté, m’ont changé, m’ont fait prendre des décisions, m’ont fait faire des choses qui ont eu des conséquences énormes. Lire peut être dangereux, comme une révélation. Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce a par exemple eu un impact terrible sur ma vie: c’est ce livre-là qui m’a fait devenir écrivain.

Le sexe est assez problématique dans le roman, empli de frustrations, de questionnements, d’impuissance. Il y a juste quelques rares moments où il est spontané, intuitif, joyeux…

Ecrire l’extase ou le bonheur de gens heureux qui passent des moments fabuleux ne fait pas de très bonnes histoires. Je préfère écrire sur la difficulté. Quand j’écris des scènes de sexe, plus que de décrire le plaisir physique, j’imagine ce qui se passe dans la tête de mes personnages pendant qu’ils font l’amour. La manière dont on peut s’inquiéter de sa performance, des sensations qu’on donne. La déception à vivre un moment sur lequel on a fantasmé trop longtemps. Toutes sortes de contrariétés qui s’imbriquent dans l’acte sexuel proprement dit. Donc, oui, la plupart du temps, le sexe est insatisfaisant dans le livre. Mais il y a aussi toute cette période où Leonard est dans une phase maniaque, hyper sexuelle et où le sexe est carrément transcendant, où il les submerge. Vous voyez: il y a quand même quelques bons moments (rires).

Comment abordez-vous l’écriture d’un roman?

En général, j’ai d’abord une idée d’histoire et ensuite j’imagine comment la raconter, quel genre de voix utiliser. Ça prend énormément de temps, il faut trouver la bonne musique. Mes trois livres sont extrêmement différents les uns des autres. Il n’y a pas un style unique dont j’use, je dois me réinventer à chaque fois. Ne pas vraiment savoir quoi faire, voilà ma méthode. Tâtonner dans le noir. Etre capable de couper des idées, rejeter des pages entières. Quand j’ai commencé Le Roman du mariage, j’étais en train d’écrire un tout autre livre, que j’ai dû jeter presque complètement, puisque je n’en ai sauvé que le personnage de Madeleine. C’est comme ça: je dois avancer dans de fausses directions, prendre de mauvaises décisions pour ensuite trouver mon chemin.

Vous êtes un auteur rare. Pourquoi laisser autant de temps entre deux livres?

Je publie seulement un livre quand j’ai la sensation qu’il vaudra la peine que des lecteurs lui consacrent du temps. Heureusement ou malheureusement, je laisse donc de très longues périodes entre mes livres. Mais vous savez, je suis toujours en train de travailler, toujours en train d’essayer d’écrire. Je ne vois pas l’intérêt de publier quelque chose seulement parce que ça fait deux ans que je n’ai rien sorti et que je suis censé faire parler de moi. Je publie quand j’ai quelque chose de fini. Peut-être deviendrai-je plus rapide en vieillissant… (rires).

RENCONTRE YSALINE PARISIS, À PARIS

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