DE WILL.I.AM À EMINEM, LES STARS N’HÉSITENT PLUS À S’ASSOCIER À DES MARQUES AUTO, PLUS QU’À TOUT AUTRE SECTEUR. UNE MANIÈRE DE COMPENSER L’ÉCROULEMENT DES VENTES DE DISQUES. MAIS PAS SEULEMENT…

Paris, Ier arrondissement. A un jet de l’Olympia, le grand salon du Pavillon Cambon Capucines est parcouru de colonnes en marbre, et surplombé d’une grande verrière qui finit de lui donner son air chic et élégant. Il est 21 h 30. Cela fait déjà un moment que les invités ont attaqué le bar et Will.i.am n’a toujours pas montré le bout de son nez. En attendant, il y a toujours moyen de reluquer l’autre »vedette » de la soirée, exposée au fond de la salle: le nouveau modèle Lexus, auquel la star s’est associée.

Ce n’est évidemment pas la première fois qu’une pop star prête son image à une marque auto. Depuis une bonne trentaine d’années, c’est même devenu banal. Jouant le jeu, Will.i.am n’a pas ménagé ses efforts. Visage de la campagne européenne, le rappeur/producteur/entrepreneur apparaît dans la publicité, en a composé la bande-son, et a demandé dans la foulée de pouvoir « pimper » un exemplaire… L’après-midi, il a même consacré une petite heure aux médias. Le directeur -belge- de Lexus Europe, Alain Uyttenhoven, a également fait le déplacement. En attendant que la pop star change de table, il démarre la conversation. « Avec Will.i.am, c’est la première fois que l’on met en place un dispositif d’une telle envergure. La NX que l’on dévoile aujourd’hui devrait représenter un tiers de nos ventes l’an prochain. Il fallait donc faire quelque chose de spécial. Trouver un « amplificateur ». »

Ambassadeurs attitrés

Les autres marques font pareil. Il y a quelques années, Audi avait réussi par exemple à embrigader Justin Timberlake. Plus récemment, Lykke Li, la reine des glaces de la drama pop, est apparue dans une campagne pour Peugeot. Au même moment, une autre chanteuse suédoise franchissait le pas: Robyn roule désormais pour l’enseigne nationale, Volvo. Une grande première pour la pop star qui n’avait jamais cédé l’une de ses musiques et encore moins fait une apparition dans une publicité. Du coup, elle n’a pas fait les choses à moitié, en proposant une vidéo clinquante de 2 minutes 30, réalisée en partie à Los Angeles. « Il ne s’agit pas d’une publicité pour une voiture, expliquait l’intéressée au Billboard. Mais bien d’une publicité à propos d’une manière de penser. » Carrément. Et tant mieux si, par ailleurs, le spot est diffusé au moment où sort également son nouvel EP (et sur lequel figure la musique reprise dans la publicité)… En Belgique, la marque suédoise a également contacté des artistes. Comme elle l’a fait un peu partout dans le monde, Volvo a distribué une série numérotée et limitée à moins de 2000 exemplaires de son nouveau modèle XC90. En Belgique, Axelle Red a reçu l’exemplaire numéro 2, tandis qu’Ozark Henry roule avec la 1023…

Quelques jours avant la présentation de Lexus, Jaguar organisait un événement de son côté, à Londres. Pour le lancement de son nouveau bolide, l’enseigne britannique s’est offert les services de la chanteuse Emeli Sandé, gloire nationale depuis qu’elle a vendu, rien qu’au pays, près de deux millions d’exemplaires d’Our Version of Events, son premier album sorti en 2012. Pour Jaguar, Sandé a composé une nouvelle chanson, intitulée Feels Like. La vidéo est visible sur YouTube: sur les bords de la Tamise, avec le London Eye en décor de fond, la star commence à chanter quand, à quelques mètres d’elle, le voile est levé sur le bolide, sous les applaudissements. A la fin du morceau, Sandé s’est rapprochée de la belle mécanique, et c’est quasi un duo…

A Paris aussi, Will.i.am est « accompagné » sur scène de la nouvelle NX, placée juste derrière sa table de mix. Avant d’y aligner les morceaux électro-hip hop balourds pendant un peu plus d’une heure, la star y va de son petit speech. En expliquant par exemple à quel point, gamin, Lexus le faisait rêver. L’après-midi, il tenait déjà à peu près le même discours aux journalistes. « Dans le ghetto où j’ai grandi, on fantasmait sur Lexus. C’était la voiture que tout le monde voulait avoir, notamment parce qu’on écoutait Biggie ou Jay-Z en parler dans leurs textes. »

Le hip hop s’est fait une spécialité du placement de produits. Musique ancrée dans la réalité, le rap a toujours préféré s’attacher à l’ici et maintenant qu’à tenter de créer des oeuvres assez « neutres » pour durer(même si certains albums ont évidemment passé l’épreuve du temps, ils restent malgré tout accolés à un moment précis). Par ailleurs, les rappeurs ayant tous lu Bourdieu, le « brand-dropping » sert aussi à se démarquer, étaler son capital et se situer sur l’échelle sociale. De My Adidas des Run DMC à Ma Benz de NTM, le rap a donc toujours nourri ses chroniques des produits les plus divers. Quitte aujourd’hui à en noyer ses textes, à l’image de Kanye West dont certains morceaux ressemblent à une séquence de shopping sur le 5e Avenue.

Cela étant dit, le rock n’y a pas échappé non plus. A ses débuts -quand il ne se prenait pas encore pour de la littérature-, il n’hésitait jamais à parler bagnole. Pour rappel, le morceau le plus souvent cité comme premier titre rock de l’Histoire –Rocket 88 de Jackie Brenston et Ike Turner- faisait bien allusion à l’Oldsmobile 88. Les exemples sont légion, du Little Deuce Coupe des Beach Boys (référence à la Ford Model B) à Brand New Cadillac de Vince Taylor. L’association entre rock’n’roll primitif et carrosseries rutilantes est évidemment une question de momentum: en gros, la rencontre de deux nouvelles cultures, et la naissance d’un nouveau mode de vie au cours des fifties. Cette tradition a d’ailleurs perduré, dans le rock et ailleurs. Springsteen a par exemple chanté Cadillac Ranch et Prince a composé un tube avec Little Red Corvette. Sans qu’on ne les accuse jamais d’avoir vendu leur âme…

La parabole des oeufs

En fait, jusqu’au début des années 80, l’association entre une marque et un artiste, telle qu’on l’envisage aujourd’hui, était à peu près impensable. Petit à petit, les choses ont cependant évolué. Timothy D. Taylor l’explique dans The Sounds of Capitalism: « Selon une étude de marché, l’une des raisons pour laquelle les rocks stars ont commencé à apparaître dans des campagnes, était que « aussi bien la musique que le medium ont acquis une respectabilité qu’ils n’avaient pas dans les années 60, 70, quand le rock résistait à l’idée de se faire embrigader par la pub et que fort peu de compagnies désiraient les avoir comme porte-parole. » En d’autres mots, comme le signale un autre auteur, « le rock a perdu son statut de contre-culture« . »

En 1985, un spot -pour une marque auto forcément (Ford)- créa encore l’émoi. Pour la première fois, un morceau des Beatles (Help) était utilisé dans une publicité. Vingt-cinq ans plus tard, Citroën peut reprendre une ancienne interview télé de John Lennon et doubler le Beatle assassiné, sans que cela ne choque vraiment grand-monde… Depuis, les vannes se sont complètement ouvertes. Un groupe comme Maroon 5, par exemple, a collaboré ses 18 derniers mois avec pas moins de trois marques différentes (Nissan, Honda, Kia)! La question semble d’autant plus réglée que les marques amènent une manne que les artistes ne retrouvent plus dans la vente de disques, laminée depuis que tout est disponible sur le Web.

Olivier François a commencé comme producteur, avant de se retrouver à bosser dans l’industrie auto. En 2009, Fiat l’envoya à Detroit pour tenter de redresser la barre de Chrysler, au bord de la banqueroute. Présent l’an dernier au salon du Midem, le CMO français racontait alors: « Quand je suis arrivé aux Etats-Unis, j’ai été frappé de constater à quel point les pubs auto étaient bavardes! Il n’y avait quasi pas de musique, alors que j’étais dans la ville de la Motown, des White Stripes… Il n’y avait qu’à traverser la rue pour trouver la bande-son parfaite! » La rue, ou dans ce cas-ci le périph’, celui au-delà duquel a grandi le rappeur Eminem. A ce moment-là, la star est elle-même un peu dans le creux de la vague. L’album Recovery doit signer son retour aux affaires. En expliquant que Chrysler, l’usine de sa ville, cherche elle-même à se relancer, le Français réussira à convaincre la star de s’associer. La pub reprenant le tube Lose Yourself est diffusée lors du Superbowl 2011: elle fera sensation. « On ne vendait pas qu’une voiture, mais aussi une ville. » Depuis, Olivier François a persévéré, multipliant les coups avec Jennifer Lopez, Rihanna, Lenny Kravitz… Il y a un peu plus d’un an, il se retrouve en studio avec Pharrell Williams et met une option sur l’un des titres en préparation: Happy. « La musique ne doit jamais être qu’un accessoire, il faut qu’elle corresponde à la marque. » Quitte, pour l’artiste, à s’y perdre? Le marketer parle en paraboles: « On m’a toujours dit qu’il ne fallait jamais toucher des oeufs dans un nid, sinon l’aigle risquait de les rejeter. Avec les artistes, c’est un peu la même chose. Le public a l’impression qu’on les dénature si on les manipule. » En d’autres mots, les marques ont tout intérêt à « protéger » les musiciens. « Regardez ce qu’ont fait les Médicis. Voilà une « entreprise » privée qui soutenait la création. Mais c’était aussi une manière de « vendre » leur ville de Florence. Cela a tellement bien marché que, 500 ans plus tard, leur plan marketing fonctionne toujours. »

Willy de Vinci

On devine que ce genre de discours ne laisse pas insensible quelqu’un comme Will.i.am. Gros vendeur, le mogul pop a pris le pli. Raccord à un certain entrepreneuriat black, il a appris à diversifier ses activités, prenant la pose du créateur-innovateur à large spectre -il a notamment été engagé comme consultant par Intel, et, grâce à sa collaboration avec la Nasa, est devenu le premier artiste à avoir « streamé » l’un de ses morceaux depuis Mars… On le titille quand même: à l’instar de U2 avec Apple, serait-il prêt à offrir son prochain album avec la nouvelle Lexus? « Hmmm, cela pourrait être cool. Mais franchement, un album!? Je sais ce que sont des chansons, mais un album aujourd’hui… Après, je suis heureux que Bono ait quand même précisé que le disque avait toujours un prix (Apple aurait payé une cinquantaine de millions de dollars pour l’exclusivité, ndlr). C’est important. S’il ne l’avait pas dit, cela aurait achevé l’industrie toute entière. »

Pour autant, Will.i.am a appris à ne plus compter uniquement sur elle. Etrangement, à la manière d’Olivier François et des Médicis, il évoque aussi la Renaissance pour parler du nouveau »deal ». « Regardez dix ans à peine en arrière: il n’y avait pas d’iTunes, pas d’Instagram, ni Twitter, ni Uber… Aujourd’hui, tout est différent. Communiquer est différent. Faire de la musique aussi. Pour les musiciens, cela ne suffira plus. De Vinci ne faisait pas que peindre, il avait une vision sur tout, collaborait avec des mathématiciens, étudiait l’astronomie… Il avait une approche multidisciplinaire. Il existe des nouveaux outils qui ont bouleversé la donne. Si vous n’êtes pas dans le processus d’en créer également, vous en deviendrez un. Il y a des opportunités pour les créateurs, le monde change. » Alléluia.

TEXTE Laurent Hoebrechts

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