Partiale conquête

© The LIFE Picture Collection via

Cette image, c’est du tout cuit, me suis-je dit. Je vais pouvoir raconter comment des femmes anonymes ont participé à la conquête spatiale dans les années 60 sans que personne n’en fasse état. Pour confirmer mon intuition, j’ai demandé à la journaliste qui me commandait ce texte de me fournir des informations sur les conditions exactes de la prise de vue. Elle m’a répondu que ce n’était pas nécessaire, que je n’avais pas besoin de savoir pour écrire une fiction. J’aurais dû me méfier. Quand on ne livre pas toutes les données, c’est qu’il y a anguille sous roche. En plus, je n’ai pas osé le lui avouer mais moi, je ne sais pas construire des fictions qui se promènent toutes seules, comme détachées du monde, j’ai besoin pour y croire qu’elles s’accrochent et se lient, d’une manière bizarre mais avérée, à des événements réels. J’ai donc cherché de mon côté. Mal m’en a pris. Parce que j’ai trouvé. Et tout mon raisonnement s’est écroulé d’un coup. Paf.

Imaginez un peu. Vous voulez dérouler l’histoire désormais connue -même si elle n’a pas encore d’effet sur les activités spatiales-, l’histoire millénaire de l’aliénation des femmes. Vous voulez expliquer qu’aux États-Unis d’Amérique, dans les années 60, les femmes sont pour la plupart des femmes au foyer ou des ouvrières du textile. Qu’elles prennent en charge les tâches subalternes, invisibles, celles qui ne sont jamais dans la lumière. Que le photographe a décidé, cette fois-ci, de montrer cette invisibilité, de capter la lueur indispensable quoique méprisée qu’elle répand sur nos vies. Vous voulez rappeler qu’il faut bien que les pièces soient assemblées, les câblages préparés et les capsules nettoyées, pour qu’aient lieu de grandes aventures héroïques. Les femmes sont l’un des rouages du rêve américain, un rêve qui consiste à surpasser, par le biais de cosmonautes musclés et de sexe mâle, la force tout aussi virile de l’Union Soviétique. Les femmes sont engagées dans cette lutte, elles sont les OS de la conquête spatiale. Tout est prêt dans votre tête. Et puis patatrac.

Wikipédia et Google tuent les projets féministes. Je découvre en effet que les femmes photographiées s’affairent sur la construction de la capsule AS 204 du module dit Apollo 1. Que cette capsule, élément du futur vaisseau qu’on veut envoyer sur la Lune, fera l’objet, quelques mois plus tard, d’un essai destiné à s’assurer qu’il peut voyager dans l’espace. Que cet essai est programmé le 27 janvier 1967. Qu’à 18h30, ce jour-là, alors que le sas de la cabine est hermétiquement clos, un incendie d’origine inconnue se déclare dans le cockpit. Que les trois astronautes enfermés à l’intérieur, Virgil Grissom (commandant), Edward White (pilote en chef) et Roger Chaffee (pilote) poussent des cris qu’on continue à entendre hors de la cabine grâce à la radio installée devant leur siège. Que l’un des trois malheureux déclare sur le principal canal radiophonique encore actif quelques dix secondes après le début de la catastrophe:  » I am burning » (je suis en train de brûler). Que lorsque les secours déverrouillent enfin les écoutilles, les corps des trois hommes sont déjà en partie fondus et mélangés à leurs combinaisons en nylon. Que l’enquête conclut à leur mort par asphyxie, liée à la présence de matériaux hautement inflammables dégageant dans la combustion une épaisse fumée toxique. Que parmi ces matériaux, des bandes velcro placées un peu partout dans la cabine et destinées à fixer les effets personnels des pilotes pendant les vols gravitationnels auraient, en grillant, favorisé le développement d’une atmosphère irrespirable. Qu’il aurait été plus judicieux de laisser flotter les brosses à dents, les photos de famille, les rasoirs et les talismans, plutôt que de les scotcher sur les parois. Que cela n’aurait toutefois pas suffi à empêcher l’accident dû, c’est le gros hic, à de mauvais branchements électriques.

Alors, c’est sûr, ça n’aide pas à avoir confiance dans le travail des femmes. Ça contredit mon idée initiale et la légende à laquelle je pensais: les femmes travaillent, les hommes récoltent. Ça gêne le bon déroulement de ma démonstration. Je suis obligée de changer mon fusil d’épaule (comme on dit), d’interpréter autrement la présence de ces femmes. Que se cache-t-il derrière leurs mises en plis, leurs robes à fleurs, leurs chemisiers sans manches, leurs lunettes studieuses, leurs jupes droites? Comment expliquer la tranquille attention qu’elles portent à leur activité minutieuse? Que penser des chaînes de transmission entre les commandes et leur exécution? Peut-on faire confiance à quelqu’un qui se sent négligé et qui, par effet boule de neige, pourrait être négligent à son tour? Toutes ces questions tourbillonnent dans ma tête. Voilà sans doute à quoi sert la fiction. À percer le mystère de ce court-circuit mémorable en entrant dans l’esprit de ces femmes. À construire une contre-histoire méchante en marge de l’histoire officielle.

Je n’insinue pas, du moins pas forcément, que ces femmes ont délibérément dénudé des fils électriques. Mais je pense que l’accident est la conséquence de nombreuses failles dont elles sont un des éléments. Négligence ou malveillance, il y a ici une petite incertitude dans laquelle l’écrivain qui aime dramatiser les situations les plus dramatiques pour qu’elles soient encore pires a envie de s’engouffrer. Ces femmes pourraient avoir préparé une vengeance passée totalement inaperçue. Le contraire d’une revendication et, de ce point de vue, un type d’action représentatif du silence dans lequel elles étaient tenues à l’époque. Sans parler donc, elles auraient, acte désespéré et muet, délaissé tel ou tel circuit électrique, faisant porter sur les trois astronautes susnommés la frustration de toutes les femmes des années 60 aux États Unis d’Amérique. Le photographe, sans le savoir, aurait ainsi capté un moment déterminant des voyages sur la Lune, le moment de la révolte des femmes, sous la forme de ce groupe de sept criminelles sagement installées devant l’arme du crime avec le consentement et la bénédiction de la NASA. Chaque photo contient ainsi son envers. L’image d’une soumission millénaire devient celle d’une lutte sans merci contre cette même soumission. Cette logique vaut ce qu’elle vaut mais elle a l’avantage de me permettre de fictionner le document. De ce point de vue, la journaliste avait (presque) raison. Sentez-vous libre, disait-elle. Inventez votre propre légende. Alors je me jette sans hésiter dans l’ère du soupçon généralisé. Peut-être qu’il faut se méfier des femmes, et que décider de les envoyer dans l’espace en alternance ou même à la place des hommes pourrait éviter à l’avenir des événements extrêmement préjudiciables aux progrès scientifiques.

Mais peut-être que je pourrais affiner mon argumentation et rétablir, in fine, l’honneur bafoué de ces femmes. Non pas en les transformant en saboteuses ou en espionnes à la solde d’un obscur groupuscule féministe voire de l’Union Soviétique. Non. Plutôt en relisant plus attentivement la fiche Wikipédia qui relate le terrible accident. Je constate en effet que cet événement traumatique a permis de régler à la vitesse grand V des problèmes techniques, scientifiques et humains qui étaient restés en souffrance ou inaperçus. Meilleure isolation des fils électriques, réduction des usages du velcro, interdiction des photos de famille et autres grigris dans l’espace confiné de la cabine, choix de matériaux moins inflammables, abandon de l’oxygène pur dans l’habitacle et, bien sûr, nouvel équipage, tout a été mis en oeuvre pour tirer les conséquences de ce fiasco meurtrier. Finalement mon intuition initiale était la bonne. La conquête spatiale est aussi une conquête partiale, une grosse machine idéologique dans laquelle le rôle des petites mains n’a pas été assez souligné. Remercions donc ces femmes sans qui les vols intersidéraux n’auraient pu être couronnés de succès. Et reconnaissons-leur le mérite d’avoir rendu possible le triomphe de l’Amérique.

Chaque semaine de l’été, un écrivain imagine une nouvelle inédite inspirée librement par une photo emblématique du premier voyage sur la lune, il y a tout juste 50 ans.

Partiale conquête

Olivia Rosenthal

Après notamment On n’est pas là pour disparaître et Mécanismes de survie en milieu hostile, la Française Olivia Rosenthal fera paraître à la rentrée une dystopie urbanistique, Éloge des bâtards, aux éditions Verticales.

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