Désormais » bankable « , François Cluzet n’a pas pour autant modifié une ligne de conduite alliant exigence et altruisme.
L’air de rien, voilà une trentaine d’années déjà, que François Cluzet habite le cinéma français d’une belle présence. Diane Kurys, d’abord, Claude Chabrol, ensuite, furent les premiers chez qui s’exprima son talent qui, depuis, n’a fait que s’affirmer et s’affiner. Il suffit, pour s’en convaincre, de le revoir chez Tavernier ( Round Midnight), Claire Denis ( Chocolat), Pierre Salvadori ( Les apprentis), Claude Chabrol encore ( Une affaire de femmes, L’enfer), Samuel Benchetrit ( Janis & John) ou Guillaume Canet ( Ne le dis à personne), parmi quantité d’autres propositions: quel que soit le registre imposé, il émane de l’acteur un intense sentiment de vérité, venu d’un jeu sans ostentation aucune, mais opérant à l’évidence en profondeur. « Les acteurs, c’est un peu comme les cyclistes, explique-t-il volontiers. Il y a une véritable abnégation, un véritable don de soi. Un cycliste qui ne veut pas se faire mal dans les cols ne gagnera jamais une course, ce n’est pas que du plaisir, c’est aussi de la douleur, de l’émotion. Si vous composez, vous pouvez faire croire au monde entier que vous êtes en train de pleurer, mais on s’en fout. Ce qui est intéressant, c’est que ça pleure dans la salle. Pour ça, c’est organique, il faut que votre émotion soit réelle. »
Brel et le don de soi
Pour l’heure, François Cluzet achève le tournage de Blanc comme neige, de Christophe Blanc. Le voir à l’£uvre est un plaisir, à l’écoute et point économe de soi – en un mot, investi. « C’est le minimum des choses, observe-t-il, avec une modestie non feinte, alors qu’on partage un moment avec lui entre deux prises. On a un excellent script, un metteur en scène qui doute en permanence et qui sait aussi cesser de douter, mais qui a cette force de ne pas maîtriser. Beaucoup de metteurs en scène peuvent être efficaces en maîtrisant, mais il faut voir leurs films après. Moi, c’est lorsque l’on peut collaborer que je suis le plus heureux des acteurs. »
De son métier, il a en effet une conception sincèrement altruiste. Philosophie dont il eut le pressentiment, encore enfant, lorsque ses parents l’emmenèrent voir Jacques Brel sur les planches. « J’avais dix ans, et j’ai vu un type qui donnait pratiquement sa vie. Cela m’a marqué, et je me suis dit: c’est ça, un artiste. » Réflexion qu’il complètera plus tard en optant pour le cinéma: « Mon don à moi, il doit être à mon partenaire. » – un credo qu’il applique avec une solide conviction: « J’ai compris que je ne sais pas jouer, mais que si j’ai un partenaire, on peut jouer. Dans un film, un plan n’est intéressant et filmable que si les acteurs jouent ensemble. Malheureusement, quatre-vingt pour cent des fois, on voit des acteurs qui jouent seuls et qui se font face. »
Du reste, s’arrimer à cette conviction n’avait-il rien d’évident à ses débuts. « Le métier a bien évolué, estime-t-il, lorsqu’on l’interroge sur ses trente ans de parcours. Aujourd’hui, la star, c’est le film, et cela rejoint ce que j’ai toujours pensé. Quand j’ai débuté, on était tenus par Delon et Belmondo qui, grosso modo, dans leurs dernières années, ont fait vingt films identiques à la suite. On a donc eu le flic, le flic, le flic, le voyou, le flic, ce qui a été très mauvais pour le cinéma, parce que pendant vingt ans, on a stagné au niveau du jeu. Puis, Depardieu est arrivé avec Dewaere et Miou-Miou, dans Les Valseuses , et ils ont tout explosé. Cela correspond, d’ailleurs, à la chute de ces deux stars qui n’ont pas suffisamment voulu faire évoluer leur jeu. » Et d’enfoncer le clou en plaçant la question au c£ur même des enjeux du cinéma: « Quels seront les metteurs en scène qui sauront faire en sorte que les acteurs s’abandonnent, se foutent à nu pour échanger avec leur partenaire ce qu’ils ne savent même pas d’eux-mêmes? J’en ai déjà rencontrés: Guillaume Canet est un type très précieux pour ça… »
Premier servi
Ne le dis à personne, qu’il ont tourné ensemble, c’est aussi le film qui lui a valu la reconnaissance de ses pairs sous la forme d’un César – « que la profession m’ait apprécié, ça, cela m’a fait énormément plaisir » –, en même temps qu’il le plaçait dans la position intéressante d’un acteur « bankable », fort de ses quelque trois millions d’entrées françaises. Non, pour autant, que Cluzet ait l’intention de se départir de cette exigence – « c’est une exigence à compromis », tempère-t-il -, ou de cette curiosité qui composent aussi son identité d’acteur. Pour l’anecdote, c’est cette curiosité qui l’incita, il y a une quinzaine d’années, à faire de la figuration dans Prêt-à-porter, du grand Robert Altman qui, découvrant les affiches de L’enfer dans les rues de Paris, réalisa, fort surpris, avoir engagé une « vedette » comme figurant: « Cela m’intéressait de voir comment il travaillait », commente-t-il sobrement.
« Que ce soit le César ou le succès du film de Guillaume, on me propose désormais un peu ce qu’on propose tout là-haut, relève-t-il encore sur un ton égal. Avant, je récupérais ce qu’on refusait. Maintenant, je récupère des trucs à la première lecture, on veut machin, on veut Cluzet. Et des fois, comme c’est le cas pour celui-ci, tu es content de l’avoir, plutôt qu’un autre… »
Ne serait-ce, déjà, que parce que derrière ce thriller familial se dissimule une critique d’une société ayant trop sacrifié au bling-bling: « Grosso modo, nous nous battons tous pour avoir un crédit et un statut social, et on se rend compte que face à la gravité et la précarité de la vie, cela n’a aucun intérêt. Que le film soit une critique du standing me paraît très intéressant, alors qu’on est en train de remettre sérieusement en question la consommation à tout va. Si la crise est structurelle, c’est bien cela qu’elle pourrait saper, et en tout cas, éliminer la surconsommation. Et tout l’attirail qui va avec. On est en train de détruire l’adage L’habit fait le moine , et tant mieux, parce que c’était un mensonge. »
Rencontre Jean-François Pluijgers, à Lyon
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