Deux expos bruxelloises – Sexties et Controverses – plus un doc diffusé sur Be TV posent la question, vieille comme le coït, de la limite de la liberté d’expression. Dans une époque elle-même cataclysmique, l’art peut-il encore faire scandale?

Une bonne s£ur en cornette blanche immaculée embrasse à pleine bouche un clergyman aussi strict. Tous les deux sont jeunes et présumés sexy. Ce Kissing-Nun daté de 1992 est l’une des images les plus fameuses réalisées par le photographe vedette Oliviero Toscani pour la marque de vêtements italienne Benetton, dont les pulls incarnent la douceur laineuse. Toscani a pour mission de vendre des fringues via un slogan unitaire, United Colors Of Benetton. Après quelques années de visuels bien intentionnés – une petite main noire sur une grande blanche -, Toscani prend le chemin de la provoc. Oiseaux englués dans la marée pétrolière, boat people, mercenaire brandissant un fémur humain, malade du sida agonisant, et puis ce fameux baiser religieux qui, sous la pression du Pape (…), finit par être interdit en Italie. Le goût du scandale est plus qu’un leitmotiv, c’est la marque de Toscani/Benetton. Et puis, comme souvent, l’usure finit par vaincre le succès. En 2000, toujours pour cause de laine à vendre, Toscani utilise une image de condamnés à mort, coincés dans la Death Row. C’est le scandale de trop. Après 18 années de collaboration et un triomphe commercial assumé – en 2000, Benetton est l’une des 5 marques les plus célèbres au monde -, la firme met fin à sa collaboration avec Toscani qui ira vaporiser ailleurs ses parfums de scandale. Sans jamais oublier que ce dernier mot est, quasi toujours, synonyme de publicité. Le Kissing-Nun est l’une des images les plus célèbres de l’expo Controverses qui s’ouvre au Botanique. D’autres sont tout aussi connues: un vautour guette un gosse rachitique au Soudan (Kevin Carter), une main en lambeaux git à terre après le 11 septembre (Todd Maisel), des prisonniers irakiens dénudés et humiliés à Abou Ghraïb (anonyme) ou encore l’actrice Brooke Shields, alors âgée de 10 ans, posant nue, huilée, aguichante, debout dans un décor de simili bordel (Garry Gross). Voilà l’innocence supposée de l’enfance transformée en sex toy. Ou en fantasme pédophile.

Sex crime

76 photos et 11 projections numériques: 87 visions qui ont commencé leur vie controversée à Lausanne en 2008 – 000 visiteurs – et ont ensuite visité la BNF de Paris, 65 000 entrées. Le suisse Christian Pirker est l’un des deux commissaires à l’origine de l’expo. Historien de formation, il est également avocat au barreau de Genève.  » Par ma pratique professionnelle, je me suis intéressé aux conflits dans leurs vertus et leurs conséquences: le conflit n’est pas seulement destructeur, il peut en sortir des choses positives. Notre objectif n’est pas de provoquer le scandale mais plutôt de susciter la polémique, de mettre en présence des versions contraires dont l’une va prévaloir sur l’autre à un moment et dans une société donnés. On a néanmoins décidé de ne pas exposer d’images clairement odieuses. » Guerres, violences, atrocités, injustices, cruautés, laideurs multiples, trucages politiques, le panel des stigmates contemporains est large. Pour contextualiser ces  » £uvres qui font débat », Christian Pirker et son comparse Daniel Girardin adjoignent un texte explicatif, juste à côté de l’image. Même s’il est moins développé que dans l’ouvrage concocté parallèlement à l’expo(1), il est précieux. Il confirme que chaque photo est, en soi, une histoire, et porte, au moins, deux points de vue. Pour Pirker, nous vivons une époque de  » judiciairisation » de l’art. Preuve avec le procès aujourd’hui en correctionnelle des directeurs du Musée et commissaire en charge de Présumés innocents, exposition sur l’enfance tenue en 2000 à Bordeaux. On pouvait y voir, entre autres, la photo susmentionnée de Brooke Shields.  » Alors que la plupart des £uvres avaient déjà été exposées ailleurs, sans problèmes », s’inquiète Pirker,  » Le risque zéro n’existe pas, il est toujours possible qu’un plaignant privé déclenche une procédure judiciaire. » Signe des temps conservateurs, l’expo Controverses n’est toujours pas demandée aux Etats-Unis, pays pourtant friand de dysfonctionnements en tous genres. Mais ici, on explique, alors c’est d’autant plus dérangeant.

Religion: le sens interdit

« Le 5 novembre 2004, le réalisateur hollandais Théo Van Gogh est égorgé en pleine rue à Amsterdam, son assassin, un islamiste, lui reproche d’avoir traîné le Prophète dans la boue. » Ainsi commence le documentaire C’est dur d’être aimé par des cons, prochainement diffusé sur Be TV(2). Le doc nous emmène alors au Jyllands-Posten, un  » quotidien danois de centre droit, dont le rédacteur en chef lance un concours de dessins sur le thème « Représentez Mahomet tel que vous le voyez ». » Voilà comment débute l’affaire du journal danois qui, le 30 septembre 2005, publie 12 caricatures envoyées par ses lecteurs. En Syrie, au Liban, en Iran, on brûle des drapeaux scandinaves, et les autorités européennes – toujours courageuses – désavouent le quotidien. Du coup, la rédaction de Charlie Hebdo publie les caricatures et surenchérit en livrant sa propre version de l’affaire avec quelques dessins saignants de Cabu & C°. L’Express et France-Soir suivent le mouvement mais seul Charlie est traîné devant la justice pour  » Injure à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur religion ». Ce film de 100 minutes réalisé par Daniel Lecomte montre comment diverses organisations musulmanes françaises attaquent les trois dessins parus dans Charlie: la couverture de Cabu ( » Mahomet débordé par les intégristes: c’est dur d’être aimé par des cons »), le prophète Mahomet avec une bombe dans le turban et des terroristes qui se présentent au paradis auxquels le Prophète répond:  » Stop, nous avons épuisé le stock de vierges. » Comme l’explique dans le film l’avocat de Charlie Richard Malka :  » les enjeux sont colossaux puisqu’ils traitent de toutes les questions de l’époque, le rapport Orient/Occident, le terrorisme, l’islamisme, le rire dans l’Islam ». Au c£ur du débat: la peur, celle de créer, celle d’être amené à l’autocensure. Pour Philippe Val, rédac chef de Charlie , la  » provocation ultime » , ce sont les attentats du 11 septembre, ceux de Madrid ou de Londres. Pas les dessins qui interrogent ces crimes. En mars 2007,  » au nom de la liberté de sourire de tout » – dixit Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur -, la rédaction de Charlie est relaxée. La République laïque s’est défendue non pas contre une religion mais contre ses extrêmes, histoire d’éviter  » le silence qui accompagne l’agonie de la liberté ». Vive la France?

La Bande des Quatre…

A première vue, l’expo Sexties tenue au Palais des Beaux-Arts paraît à moindre risque. Elle présente 4 dessinateurs belges et français: Guido Crepax, Paul Cuvelier, Jean-Claude Forrest et Guy Peellaert. Nés entre 1923 et 1934, ils ont tous disparu, mais leur travail reste. Révélé dans les années 60, il est nourri par la sexualité, alors que le phénomène de la BD adulte envahit le continent américain via le magazine Mad et les personnages à érection/gros nichons de Crumb. Quatre dessinateurs et autant de natures! Crepax, maître de l’ érotisme cérébral, refait en cases et phylactères précieux le kamasutra version O et Emmanuelle. Cuvelier est le plus doux de la bande mais ses dessins de Corentin introduisent trouble et sensualité dans un univers graphique à la porte de l’enfance. Forrest est le plus célèbre pour avoir créé, dès 1962, le personnage de Barbarella, fortement inspiré de Bardot et de sa généreuse nature. L’album, qui sort en 1964, est plus qu’un événement: un séisme culturel. La preuve que l’érotisme au crayon est un trait (fort) de société: l’adaptation du personnage sexy par Roger Vadim en 1968, dans un film featuring la belle Jane Fonda, popularisera davantage encore Barbarella. En matière de BD, le travail de Peellaert est de la même veine gonflée: ses Jodelle et Pravda, la survireuse, albums parus en 1966 et 1968, sont impressionnés d’un semblable goût pour la provoc’ et la ligne claire dévoyée du pop art. Peellaert conjugue des couleurs très Yellow Submarine à une bande son emplie d’onomatopées bruyantes à la waw, kling, crash,brom. Sous le look inspiré de Françoise Hardy, Pravda est indépendante et cinglante. Elle n’a qu’une seule morale: la sienne. Et la voie sexuelle semble royale. 41 ans plus tard, ce délire en mouvement reste indompté. Sûr qu’il sera encore détesté par les cons…

(1) Controverses – Une histoire juridique et éthique de la photographie (Actes Sud/Musée de l’Elysée).

(2) Le 08/10

Controverses, au Botanique à Bruxelles, du 24 septembre au 21 novembre, www.botanique.be

Sexties, au Bozar à Bruxelles, du 25 septembre au 3 janvier, www.bozar.be

Texte Philippe Cornet

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