APRÈS UN ÉTÉ SANS LES HOMMES, SIRI HUSTVEDT SIGNE LE PORTRAIT FÉMINISTE ET INTIME D’UNE ARTISTE NEW-YORKAISE D’AVANT-GARDE.

Un monde flamboyant

DE SIRI HUSTVEDT, ÉDITIONS ACTES SUD, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR CHRISTINE LE BoeUF, 400 PAGES.

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Dans La femme qui tremble, paru en 2010, Siri Hustvedt analysait déjà cette part d’elle-même qui lui échappait. Dans Un monde flamboyant, elle va plus loin: c’est une femme qui a peur de « n’être » qui s’exprime. Magistral, complexe, vertigineux, le roman retrace la vie passionnante d’une artiste magnifique, Harriet Burden. Une femme qui, si elle avait été un homme, aurait connu tous les succès. Mais il lui manquait « ce corps-de-vingt-quatre-ans-avec-queue« , seul reconnu dans le monde de l’art new-yorkais des années 70-80.

Harriet était trop intelligente, trop savante, trop tout et ne pouvait qu’effrayer ce monde machiste, fluctuant et insaisissable. Elle va alors recourir au transfert d’identité pour faire passer son message. Un sacrifice pour celle qui fut soumise à un mari dominateur -qu’elle a pourtant adoré-, et ce après avoir subi la forte personnalité d’un père que sa fille dérangeait.

Pacte faustien

Elle choisira trois hommes malléables, médiatiques ou beaux qui s’approprieront chacun, provisoirement croit-elle, une de ses oeuvres. Elle démontrera par la suite qu’une oeuvre féministe peut être géniale alors qu’elle-même aura passé des années à n’être que la « femme de ». Mais ce pacte faustien comporte des risques, surtout quand un usurpateur s’approprie un des métamorphes portés aux nues par les galeristes new-yorkais. Harriet a alors la rage de n’avoir pas été reconnue, comme beaucoup d’autres femmes à cette époque « qui n’ont été célébrées qu’après avoir fait leur temps en qualité d’objets sexuels désirables ».

L’originalité de Siri Hustvedt, outre son don légendaire d’autopsie du sensible et de sonde de l’inconscient, réside ici dans l’organisation de son récit: loin d’une narration linéaire, l’auteure mêle les différents cahiers intimes d’Harriet, ceux qui lui rappellent que « le juste-la-merde-quotidienne-ordinaire-qu’offre-la-vie » est trop souvent remplacé par « le marasme professionnel, l’adultère, les querelles familiales, les névroses en tout genre, l’asthme, les ulcères à l’estomac, les rhumatismes et les montées acides« . Chaque cahier porte une lettre de l’alphabet: A comme absence, F comme femme ou V comme Vermeer et Vélasquez. Et ce qui est le plus déroutant mais aussi le plus révélateur de ses identités multiples, c’est le mélange des pronoms utilisés par Harriet, tantôt « je », puis « tu » ou encore « elle » comme dans un jeu de miroirs. Ces cahiers ne constituent toutefois pas notre seule source d’informations sur cette artiste énigmatique: Siri Hustvedt y insère aussi des entretiens avec des proches, des notes de ses enfants ou des critiques sceptiques à son égard. L’harmonisation de ces fragments est orchestrée par un certain I.V. Hess (anagramme partiel de l’auteure!) qui signe le prologue et le post-scriptum de l’oeuvre. A la croisée des neurosciences et de la métaphysique, reste l’éblouissant portrait d’une femme qui aurait voulu « contenir tous les mondes », une avant-gardiste qui a refusé de se ranger et survit dans un monde médiocre et superficiel.

MARIE-DANIELLE RACOURT

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