POUR LA PREMIÈRE FOIS DE SON HISTOIRE, LE FESTIVAL AFROPUNK A DÉBARQUÉ EN EUROPE. DEUX JOURS DE CONCERTS, POUR ALLER AU-DELÀ DES CLICHÉS SUR LES MUSIQUES BLACK.

Le Trianon, dans le XVIIIe. Au pied de la butte Montmartre, la salle est une splendide bonbonnière, tout de velours rouge. Construite à la fin du XIXe, elle a conservé pas mal de son charme Belle Epoque: large baie vitrée, lustres, moulures et hauts plafonds décorés. Le public accède au foyer et à la salle, situés à l’étage, en empruntant de larges escaliers en marbre. Au pied des marches, un grand écran diffuse un concert de Lianne La Havas. Derrière, dans un coin, on y a planqué un énorme chandelier rococo, représentant une femme africaine à moitié dévêtue. Rien de bien méchant, mais de quoi faire éventuellement un peu tâche dans l’événement du moment. En ce long week-end de Pentecôte, le Trianon accueille en effet le festival Afropunk…

Lancé il y a une dizaine d’années du côté de Brooklyn, c’est la première fois que l’événement américain se déplace en Europe. Contrairement à ce que pourrait laisser penser son intitulé, l’affiche ne se limite pas à aligner des versions black des Sex Pistols. Loin de là. A côté des gamins rock garage de The Bots, samedi soir, on y croise notamment le Nigérian Keziah Jones, ou encore la soul vintage du Texan Leon Bridges. Lenny Kravitz est également présent, mais dans le public: il est venu voir sa fille Zoé s’agiter mollement au sein du trio électro-r’n’b Lolawolf. Une fois les lumières rallumées, le public aperçoit encore furtivement au balcon deux autres rejetons de l’aristocratie pop: Willow et Jaden Smith, fille et fils de Will, sont déjà venus prendre la température avant leurs prestations prévues le lendemain…

Pendant ce temps-là, dans le foyer, les plus lookés de l’assistance se font prendre en photo. Il y a également l’un ou l’autre stand de bouffe africaine, et une boutique de fripes qui jouent notamment sur les motifs des pagnes à la kinoise. Les t-shirts officiels du festival alignent les « nons »: « No sexism, no racism, no ableism, no ageism, no homophobia, no fatphobia, no transphobia, no hatefulness. » Ouf. Le multislogan en dit long sur ce qu’est devenu Afropunk, surnommé aussi « the other Black experience »: moins un courant musical qu’une plateforme, plus ou moins marketée.

Punk attitude

Le néologisme est tiré d’un documentaire. En 2002, James Spooner décide de tourner un film sur la scène punk noire américaine, largement ignorée des médias. Les gamins black ne se réfugient en effet pas tous dans le rap. C’est ce que veut montrer Spooner. Le film, très DIY, est révélateur. Enchaînant les témoignages, il documente l’expérience de musiciens qui se retrouvent doublement en minorité: à la fois dans leur communauté, et dans un style musical dominé par les Blancs, aussi bien sur scène que dans le public.

Rencontré plus tôt dans l’après-midi, Matthew Morgan était également présent au départ de l’aventure. En 2002, il avait ainsi aidé à produire le film. Il explique la suite des événements: « On a lancé un forum de discussion sur le Net pour faire connaître davantage le docu et alimenter le débat. C’était aussi une manière de connecter les gens, et les groupes, qui se sentent parfois isolés. La page a rassemblé de plus en plus de monde, et on a fini par se dire que ce serait intéressant de monter des concerts. » Le festival Afropunk est né. Lors de ses premières éditions, il ne réunira que quelques dizaines de curieux. Petit à petit, l’événement va cependant élargir le créneau musical, en ne le limitant plus aux groupes punk-rock. Et du coup prendre aussi de plus en plus d’ampleur. L’été dernier, à Brooklyn, pour sa 10e édition, le festival, gratuit, a attiré quelque 60 000 spectateurs, venus voir notamment D’Angelo, Sharon Jones ou les Bad Brains. Aujourd’hui, James Spooner a quitté le navire. Matthew Morgan, par contre, est lui toujours là. Partisan de l’ouverture, ce Britannique de 45 ans, fan de reggae aux origines mixtes juives et indiennes, est né et a grandi du côté d’East London. « Quand ce coin de Londres n’était pas encore à la mode (rires). C’était une période où il y avait pas mal de problèmes avec les immigrés de la seconde génération. A cela est venu se greffer la naissance du punk, qui s’appuyait sur les classes ouvrières. Très vite, c’est devenu plus qu’une musique. C’était une attitude, une rébellion. C’est encore comme cela que je le vois. »

Matthew Morgan a toujours bossé de près ou de loin dans la musique. Au milieu des années 90, il a par exemple managé le boys band anglais Damage (« une autre vie »), en même temps qu’il gérait la carrière de Mushtaq du groupe plus engagé Fun-Da-Mental. Arrivé aux Etats-Unis en 2002, il a travaillé avec Santigold ou le producteur hip hop Rashad Smith… Il est aujourd’hui à la tête d’Afropunk, aux côtés de Jocelyn Cooper, quinqua new-yorkaise qui a elle aussi toujours traîné dans l’industrie musicale, directeur artistique chez Universal pendant dix ans, avant de lancer sa propre boîte d’édition musicale. De là à ne voir dans Afropunk qu’un concept creux récupéré par des vétérans du business, il n’y a qu’un pas. Pourtant, si le terme est devenu en effet quasi une marque en soi, visant des thématiques de plus en en plus larges, il n’en reflète pas moins un mouvement authentique. Celui d’une vision alternative de la culture black. Derrière le terme Afropunk, il n’est ainsi pas question de renier ses fondamentaux. Mais de ne plus la réduire à des clichés. En se rappelant par exemple que le plus grand guitariste de l’histoire du rock était Jimi Hendrix. Que l’un des groupes punk les plus virulents reste les Bad Brains. Ou qu’à l’inverse, l’un des fondateurs du rap, Afrika Bambaataa pillait allégrement dans les disques des Allemands de Kraftwerk…

Floutage général

Avant l’Afropunk, un autre terme s’essayait à redéfinir l’identité de la communauté noire américaine: la post-blackness. En 2009, le président Obama intégrait par exemple aux collections de la Maison Blanche une sculpture de Glenn Ligon. Intitulée Black Like Me n°2, elle reprenait des extraits du best-seller de John Howard Griffin, journaliste blanc qui, début des années 60, avait traversé les Etats ségrégationnistes « déguisé » en Noir. Cet exemple de confusion des races n’est évidemment pas anodin. Ligon passe ainsi pour l’un des tenants de la post-blackness. Ou comment fonder une nouvelle identité afro-américaine, qui ne soit plus uniquement liée aux combats égalitaires du passé. Avec un Président métisse, et une culture pop dominée par les entertainers black, il est désormais plus compliqué de ne se construire qu’en réaction à la domination blanche.

Récemment, le rappeur Kanye West déclarait ainsi que le racisme « était un concept daté », « utilisé pour maintenir les gens dans le passé ». De quoi faire bondir certains, surtout après les émeutes de Ferguson, à un moment où les « bavures » policières visant la communauté afro-américaine semblent à nouveau se multiplier. En 2011, Kendrick Lamar ouvrait par exemple sa mixtape Section. 80 avec le morceau intitulé explicitement Fuck Your Ethnicity. Depuis, le rappeur a bien dû se rendre compte que le slogan n’était pas si simple à appliquer, comme le raconte son dernier album, To Pimp A Butterfly.

Si les lignes bougent, il n’est de toutes façons pas question de diluer pour autant l' »expérience » noire. « Le mouvement « nappy » en est une bonne illustration. En anglais, le mot veut dire « crépu ». Mais il est aujourd’hui souvent détourné, contractant les termes « natural and happy ». Le but est ici de revaloriser les coupes afro « naturelles », variation capillaire du « black is beautiful ». La pression pour avoir des cheveux lisses, pareils à ceux des Blancs, reste en effet bien présente dans les communautés noires. En réaction, notait par exemple Le Monde, une série de blogs et de pages Facebook se sont créés depuis quatre, cinq ans, pour vanter la beauté naturelle des cheveux crépus. En novembre dernier, à Paris, était ainsi élue la première Miss Nappy française…

Au bout du compte, il ne s’agit donc pas tellement de nier les identités, mais plutôt de les nuancer, les enrichir. A cet égard, un mouvement comme Afropunk n’aurait certainement pas pu naître sans le Net. Sur la Toile, les cartes sont brouillées pour être mieux redistribuées, toujours mouvantes. Il est devenu plus simple de trouver une fenêtre d’expression, même quand on ne correspond pas aux canons dominants. Y compris ceux qui concernent la « blackitude » actuelle. Shamir en est un bon exemple. A 20 ans, la révélation pop du moment jongle avec les étiquettes. Né à Las Vegas, il vient de sortir un album d’électro-disco-house bubblegum, loin, très loin, des standards r’n’b. Fan de country, il n’hésite jamais non plus à sortir sa guitare pour interpréter un morceau en acoustique. Surtout, avec sa voix androgyne pincée, il prend un malin plaisir à flouter non seulement les clichés raciaux mais aussi les genres. « Personnellement, j’essaie juste d’être qui je suis, de faire ce que je fais, nous expliquait ainsi Shamir. De montrer cette toute nouvelle image de ce que peut être un jeune Américain, Noir, et queer. Je ne dis pas qu’il n’y a pas un grand plan là-derrière. Mais j’espère quand même que cela aide les gens à réaliser qu’il n’y a pas qu’un seul type d’Afro-Américain: le grand baraqué, forcément un peu effrayant, qui vous donne envie de tirer dessus (rires). »

L’homosexualité, voire la transexualité, s’affichent d’ailleurs de plus en plus frontalement. Qu’il s’agisse du rappeur-performeur transgenre Mykki Blanco, se réclamant autant de Lauryn Hill que des punks, ou de Big Freedia. (Drag)queen d’un genre -la bounce music- où l’homophobie est largement répandue, il sera notamment de passage à Paris début juillet pour le festival queer Loud & Proud. De leur côté, les filles de THEESatisfaction (lire leur interview page 28) introduisent aussi l’idée que le lesbianisme n’est pas incompatible avec le hip hop. Et cela sans que le geste ne se fasse outrageusement militant. Puisque là encore, le but n’est pas de remplacer une étiquette par une autre, mais de réclamer simplement le droit d’être soi-même (voire même un autre, à l’occasion). Cinquante nuances de black…

TEXTE Laurent Hoebrechts, À Paris

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