Dans nos têtes d’Occidentaux biberonnés au lait maternel de la tolérance et de la liberté d’expression, la censure, c’est de l’Histoire ancienne. De nos jours, son usage grossier et contraire à l’idéal universaliste d’égalité ne serait plus l’apanage que de pays qui n’ont pas encore achevé leur mue vers une modernité progressiste, apaisée et éclairée. La preuve, le sort réservé en Chine à l’artiste dissident Ai Weiwei, qui aime chatouiller le régime, lequel le lui rend bien à coups d’incarcération et d’interdiction de quitter le territoire (récemment levée d’ailleurs, ce qui lui permettra d’être présent à l’inauguration de la rétrospective que la Royal Academy of Arts de Londres lui consacre à partir du 19 septembre). La preuve encore avec le cachet « Interdit de diffusion » apposé sur le film Much Loved de Nabil Ayouch par les autorités marocaines, au motif que cette plongée dans le quotidien de prostituées de Marrakech constitue un « outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine, et une atteinte flagrante à l’image du royaume« . Chine, Maroc… Rien d’étonnant, ces pays ont adopté l’économie de marché mais pas les options vendues avec.

Certes, la montée des fanatismes a quelque peu ébranlé chez nous la conviction de la supériorité intangible de la liberté d’expression, mais les tentatives de mise sous cloche sont toujours perçues comme des menaces venant de l’extérieur -même si les graines de l’intolérance poussent désormais aussi dans notre jardin-, jamais comme une évolution naturelle et souhaitable du fruit mûr démocratique. Car il va de soi qu’un Etat de droit ne pourrait faire usage de la censure sans se tirer une balle dans le pied, sans entailler jusqu’à la moelle le contrat social.

Sauf à se bercer de douces illusions, il faut pourtant se rendre à l’évidence: le lierre de la censure a déjà attaqué la façade de nos beaux principes, même s’il prend soin de ne pas occulter les fenêtres pour ne pas masquer la vision des idéaux plantés à l’horizon. On peut donc continuer à se leurrer sans risquer la nausée chaque fois qu’on se regarde dans le miroir.

Petit inventaire avec cette liste non exhaustive d’entorses plus ou moins sévères relevées ces derniers mois et qui démontrent que la pieuvre de la sanction préalable étend discrètement ses tentacules dans tous les secteurs et sur toutes les matières, de la politique à la moralité.

Ici, c’est Apple et Facebook qui black-listent sans vergogne des tableaux trop dénudés au goût de leurs algorithmes, comme L’Origine du monde de Gustave Courbet. Là, c’est une chaîne de télé américaine, Fox 5, qui s’autorise à flouter à l’antenne les seins cubistes d’un tableau de… Picasso, comme s’ils insultaient la moralité. Là encore, ce sont ces agressions répétées contre des oeuvres installées dans l’espace public, du « sapin » de McCarthy sur la place Vendôme à la trompe d’acier d’Anish Kapoor dans les jardins de Versailles. Il y a pire, ce sont ces lieux culturels officiels qui invoquent le principe de précaution pour déprogrammer ou faire pression sur des artistes qui secouent le cocotier de la pensée molle, comme si ce n’était pas leur rôle. Ainsi de cet artiste japonais, Makoto Aida, sommé par le Musée d’art contemporain de Tokyo où il expose de modifier une oeuvre trop critique envers le gouvernement. On est ici un pas plus loin dans le détricotage de nos libertés, puisque ce ne sont plus des entreprises privées ayant encore l’excuse de ne pas vouloir froisser la sensibilité de leurs clients qui dégainent les ciseaux, mais carrément des acteurs publics censés être les garants et même les animateurs de cette liberté d’expression. Heureusement que les cours et tribunaux résistent, comme en témoigne l’échec de la tentative d’Irina Ionesco de museler l’écrivain Simon Liberati (lire page 36).

On laissera le mot de la fin à Mounir Fatmi, artiste marocain victime à plusieurs reprises de censure en France, notamment pour sa vidéo montrant Salman Rushdie en train de dormir, et qui déclarait récemment au blog Diptyk Magazine: « Pour beaucoup, on ne doit toucher ni au corps, ni à la République, ni aux livres saints, ni aux symboles. Il y a aujourd’hui le besoin d’un retour aux racines, d’une appartenance à son quartier, sa ville, son pays, son drapeau, sa religion, sa marque fétiche même. Ne pas toucher aux idéologies est confortable. Mais sans questionnements, on penserait encore que la Terre est plate! » Ah bon, elle ne l’est pas?

PAR Laurent Raphaël

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