Son nouvel album, Le cowboy et la call-girl, honore un parcours de hors-la-loi du verbe dont la vocation remonte à l’adolescence. Fils de diplomate aux idées ultra-conservatrices, élève chez les curés, Duvall aurait dû être avocat ou médecin, il est devenu auteur de chansons. Et cela ne se soigne pas.

Paris, fin avril 2009. Dans un club aux velours prometteurs, pas loin des claques de la rue Saint-Denis, Jacques Duvall monte sur scène aux alentours de minuit pour faire hurler quelques-unes de ses dernières créations. Entouré du groupe Phantom – Benjamin Schoos et les siens -, son long corps maigre se courbe sur les mots de la merveilleuse Chanson malade et d’une poignée d’autres étincelles textuelles. C’est Johnny revisité par le Saint-Verbe, le fantôme de Bashung (déjà) devenu belge, un drôle de coco charnel. Un vrai trésor du patrimoine national. En trois décennies, le grand Jacques a écrit des perles de bruine pour Lio, Chamfort, Elsa, The Runaways et d’autres, jusqu’à l’actuel concurrent belge et rock’n’roll de l’Eurovision. Pour l’instant, Duvall sort de scène et lance:  » C’est un peu n’importe quoi ». Il n’a pas tort, mais justement, on aime cela. Et Paris est l’endroit où les duvalleries ont commencé alors qu’il s’appelait encore Eric Verwilghen…

Que représente Paris pour toi?

C’est une ville avec laquelle j’ai un lien particulier. C’est d’abord la ville de mon enfance, mon père travaillait là, à l’Otan, du temps de De Gaulle, de la Guerre d’Algérie, de Brigitte Bardot. On a dû revenir à Bruxelles en 1960, j’avais huit ans. J’ai toujours eu ce côté trop belge en France et trop français en Belgique. Quand j’étais à l’école à Paris, j’avais été premier en français, et la prof a dit devant toute la classe:  » C’est vraiment la honte, c’est un Belge premier en français (rires). » A Bruxelles, mes petits copains, trouvaient que je fransquillonnais avec mon accent. J’ai gardé cette habitude de changer d’accent, comme un collabo…

Au début des années 70, Paris est aussi l’endroit où s’entretient la mythologie à coups de disques rares, pré-punk!

Oui, un petit groupe de gens dont j’étais, fréquentait les mêmes lieux comme l’Open Market ( ndlr:célèbre magasin de disques branché). C’était vers 1974, on aimait les Stooges, Lou Reed, Bowie, Roxy, les Sparks.

Ton père étant diplomate, tes goûts devaient faire désordre chez les Verwilghen?

Le père? Il est mort il y a une dizaine d’années mais il aurait pu être dans l’émission récente sur Degrelle, faisant partie de cette mouvance catholique de droite en Belgique. Il est allé se battre sur le front russe avec les Allemands. Un jour, j’avais 12 ou 13 ans il m’a fait lire Un soldat oublié, l’histoire d’un soldat français sur le Front de l’Est. En me passant le bouquin, il m’a dit de ne pas croire tout ce qu’on me racontait sur la dernière guerre à l’école! Mon père est devenu assez proche de l’image du diable, il avait trompé ma mère et avait été nazi, donc j’avais absolument tous les droits: cela rend la rébellion un peu moins glorieuse (rires). Même s’il a gardé ses convictions jusqu’à la fin, j’aimais bien son sens de l’humour… Comme diplomate, il a fait tous les tyrans, le Shah d’Iran, les généraux au Brésil, la Thaïlande, l’Espagne sous Franco! Mes deux jeunes frères et moi le voyions une fois par an, pendant les vacances! Mon père avait la réputation de ne jamais avoir versé une larme de sa vie et mon cousin l’a vu pleurer en ouvrant un courrier que je lui avais adressé sur nos relations…

Est-ce tout cela qui a fabriqué ton ironie tranquille?

Tout n’est pas explicable par mon père, mais comme c’était un vrai nazi, c’était quelque chose d’un peu spécial, presque romanesque, plus spécial que d’avoir bêtement des parents bourgeois…

Il y a dans ton travail une attirance pour le hors norme, les freaks…

Oui, le côté freaks m’a toujours attiré, absolument. A 16, 17 ans, j’ai fait le même métier que toi, journaliste pour Vampirella qui traitait les séries B, les monstres, les trucs un peu sexy, les westerns spaghetti, de vampire et de cul! Mon amour du rock’n’roll, c’est à peu près cela, c’est le goût de l’interdit, de la non respectabilité. Si j’ai une espèce d’obsession, c’est bien celle-là. Quand, à l’adolescence, j’ai vu mon prof de français parler de Rimbaud avec des larmes dans la voix, je me suis demandé pourquoi ne pas utiliser Dylan et Antoine qui, du coup, devenaient bien plus corrosifs!

La musique comme stratégie pour séduire, vieux fantasme!

Non, je ne pense pas que j’ai écrit pour séduire les gonzesses. Mon truc, c’est l’écriture et pour elle, je suis très monomaniaque. C’est la seule chose au monde qui compte, avec le football et les filles (rires). Ecrire m’a sauvé la vie. J’étais un gamin qui se sentait un peu inadapté et je n’ai pas bien compris quand mes copains de chahut, à l’internat à Godinne, m’ont dit vers la fin du cycle:  » On y est presque, l’année prochaine, on va devenir médecin, avocat, essaie de grandir un peu! » Je ne voyais aucune raison de devenir sérieux, le seul truc qui me passionnait, c’était les chansons! Ce qui est un peu pathétique, parce que ce n’est pas la vraie vie mais c’est comme çà…

Familles je vous hais?

J’ai toujours eu en tête que je ne me marierais pas, que je n’aurais pas d’enfant, je l’avais d’ailleurs dit à ma première petite amie. Après Banana split (énorme tube écrit pour Lio en 1979), j’ai eu pas mal d’offres de chanteurs connus et je me suis dit,  » Si j’avais une famille, ce serait grotesque de refuser un tel paquet d’argent potentiel, mais si tu n’as que toi à faire vivre, tu peux te permettre d’avoir un certain dandysme. » Avec le recul, refuser d’écrire pour une grosse vedette c’est idiot.

Jacques, tu vis essentiellement de tes droits d’auteur?

Oui. Ça va, je ne suis pas dans la dèche, ce n’est pas la gloire non plus. Je pense surtout que je n’ai jamais travaillé de toute ma vie (rires)… Je vis toujours essentiellement de Banana split et des Brunes ne comptent pas pour des prunes (autre tube pour Lio en 1986). Le premier chèque pour Banana, c’était cinq millions de francs belges…

D’où vient cette idée de Chanson malade sur le nouvel album?

Si tu es malade comme mec, y a des chances de faire des chansons du même genre (rires). Il y a l’idée là-dedans que les chansons ne gambaderont plus dans les hit-parades… Avec mes premiers titres à la fin des années 70, moment du fameux cross-over, je m’imaginais tromper le business et lui fourguer notre révolution, mais aujourd’hui, c’est devenu très difficile de ne plus faire un tube sans respecter les règles du marché…

Mais ton amour de la chanson perdure?

Oui, j’aime les chansons pour ce qu’elles sont! Faire de la chanson est un artisanat et c’est sans doute la raison pour laquelle je suis sur Terre puisque je ne sais rien faire d’autre (rires). Je passe le plus clair de mon temps à m’intéresser encore aux chansons et c’est infini: je pense être un spécialiste mondial hyper pointu et puis je trouve toujours quelque chose que je ne connais pas! Je ne télécharge pas mais je loue les disques à la Médiathèque où j’ai travaillé de 1973 à 1980. Je me souviens de m’être battu pour imposer la Tamla Motown parce que la Médiathèque de l’époque trouvait que c’était trop commercial, qu’il fallait plutôt faire découvrir le free jazz aux gens (rires).

Il est difficile de parler de toi sans citer le football: d’où vient cette autre passion dévorante?

J’ai découvert le foot un peu avant d’être ado, et a priori, c’était complètement contradictoire avec le rock. Ce qui m’a emmené là-dedans, c’est le moment où Anderlecht a éliminé le Real de Madrid avec Paul Van Himst, en 1962, j’avais dix ans. Ce qui m’a attiré chez Anderlecht, c’est qu’à l’internat en Wallonie, ils étaient tous supporters du Standard (rires). Anderlecht jouait de façon très technique, léchée, c’était un football idéaliste, le sommet du panache… C’était déjà mon côté snob. Et puis, il n’y avait ni hooligans, ni merchandising.

Y a-t-il un miracle commun entre le goal et la chanson?

Oui, l’inexplicable! Un but, c’est quand même toujours une surprise, une bénédiction, un petit miracle!

Avec Benjamin Schoos et la bande de Freaksville qui sort aussi tes disques, tu as découvert depuis deux, trois ans le plaisir de la scène: c’est comment d’être là-haut?

Avant mes concerts avec Freaksville, je n’avais fait qu’une ou deux apparitions live, notamment avec une reprise de Maurice Chevalier (…) à la radio, chez Pierre Collard-Bovy: en la chantant, j’ai oublié les paroles et la bande orchestre a continué (rires). Un foirage complet… Maintenant, je m’amuse aussi parce que c’est ce groupe-là et ces personnes-là qui jouent avec moi. Je veux les citer d’ailleurs: Geoffroy Degand à la batterie, Pascal Scalp à la basse, et Philippe Laurent aux claviers, sans oublier Benjamin à la guitare. Quand on est sur scène, il y a un truc physique, comme s’il y avait du vent derrière moi, comme quand je traverse la place Rogier par mauvais temps. Et puis cette section rythmique est d’enfer, c’est la meilleure depuis les Rolling Stones (rires). Benjamin est un guitariste génial, entre Wilco Johnson et Link Wray…

à l’heure d’écrire ces lignes, on ne sait pas si le morceau Copycat – écrit par Jacques et Benjamin Schoos – aura franchi la demi-finale de l’Eurovision mais quelques dizaines de millions d’Européens auront en tout cas découvert la prose sans peur de Monsieur Duvall. Un bel été s’annonce.

Entretien Philippe Cornet

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