D’une gare fantôme il y a 10 ans, Recyclart a fait un centre névralgique de la culture bruxelloise. L’occasion de revenir sur le lifting artistique de sites industriels, de la Raffinerie du Plan K au Wiels.

On disait qu’en léchant les murs de la vieille raffinerie Graeffe à Molenbeek, on pouvait encore en goûter les teintes sucrées, souvenirs d’un passé pas si lointain où 2000 ouvriers fourmillaient dans cet énorme bâtiment de 24 salles en bordure du Canal de Bruxelles. Quand Joy Division s’y produit le 16 octobre 1979 et le 17 janvier 1980, les nouvelles chansons neurasthéniques de Ian Curtis croisent les vieux parfums de cassonade… D’où le nom de Raffinerie dont la troupe du Plan K baptise ce machin de 4000 m2 ouvert le 18 mai 1979:  » On louait ce bâtiment 30 000 francs belges par mois (750 euros) explique Frédéric Flamand, aujourd’hui directeur du Ballet National de Marseille. On avait reçu assez de subsides pour tenir une année, tout le monde prédisait qu’on se casserait la gueule, mais très vite, on a programmé des danseurs, des groupes rock, des artistes de toutes disciplines, un cabaret, un match de boxe. On prenait des risques fous en mettant un million (de francs belges) dans une soirée, en espérant en tirer un bénéfice de 200 000. C’était délirant. » Le délire arrive à la bonne époque, au bon endroit: le Plan K de Frédéric Flamand, troupe de théâtre d’avant-garde, a déjà réinvesti des lieux décatis, abandonnés, traces urbaines aux mémoires religieuses ou industrielles. Ainsi, dans les années 70, le Plan K joue à la chapelle des Brigittines ou aux Halles de Schaerbeek encore à l’état brut, pauvres carcasses urbaines évicérées de leur fonction originelle. Ou au Botanique, période jardin tropical. Flamand:  » Un lieu sublime et délaissé, les carreaux étaient cassés, il neigeait dans la salle et sur les palmiers (…) où nous produisions The Penny Arcade Peep Show nourri de textes de William Burroughs. » L’écrivain déviant américain, comme tant d’autres (AT De Keersmaeker, Bob Wilson, Pierre Guyotat) passe à la Raffinerie qui devient culte, aussi grâce à la new wave qui y débarque en force. Rue de Manchester (…) défile une belle jeunesse sonique: Cabaret Voltaire, Echo & The Bunnymen, Human League, Birthday Party, Alan Vega, Front 242… Tout y semble possible, surtout les mélanges, l’incongruité, le remix culturel et social: la Raffinerie, c’est à la fois le Palace et ses fêtes pétasses, la Factory warholienne et ses tripatouillages vidéo, un club anglais suant de l’adrénaline rock. Un New York sur Molenbeek traversé d’utopie et de grandeur.  » Cela a duré 4 ou 5 ans: les choses artistiques se passent et puis s’arrêtent. L’Etat belge puis la Communauté Française sont devenus propriétaires du bâtiment qui a un peu perdu de son âme. Le Plan K a eu plus de succès, a délaissé la Raffinerie. Mais on avait pu interroger l’espace, le spectacle vivant et donc le statut du corps. L’homme est toujours plus fort que l’espace puisqu’il l’adapte à ses manières de vivre, c’est ce que nous avons fait en transformant une usine délabrée en paquebot artistique géant. » Aujourd’hui, le bâtiment molenbeekois sert surtout d’espace décentralisé à Charleroi-Danses. Mais ce (rare) moment de fulgurance belge a essaimé, modestement, que ce soit à la Soundstation liégeoise – aujourd’hui fermée – ou à la gare de Laeken devenue La Maison de la création . Et quand on parle de Mons 2015, on pense au Manège – un vrai, militaire, reconverti en scène multiforme – ou aux Abattoirs, des authentiques chaînes tue-vaches datant du milieu du XIXe siècle où, depuis 2006, le lard a fait place à l’art. C’est plus qu’un mauvais jeu de mots, c’est la transformation de la mémoire en combustion créative. Reste une contrainte commune à toutes ces initiatives: l’argent. Et donc, l’intervention de ces fameux subsides des pouvoirs publics: sans eux, peu ou pas de développement, d’envergure, d’avenir pour ces bâtiments chers à relifter, à entretenir. Parlez-en donc au Wiels, centre d’art contemporain ouvert depuis mai 2007 dans une ancienne brasserie de Forest: ces 1800 m2 constituent l’un des rares témoignages de l’architecture industrielle moderniste à Bruxelles. Pour des raisons de friction avec le monde politique – éternel porte-monnaie de l’art -, le Wiels est pour l’instant en sous-financement notoire. Et, si la situation ne change pas spectaculairement, pourrait être en arrêt de mort précoce, moins de 3 ans après ses débuts…

Suivez le rail

Sur le quai, pas un rat, mais déjà des graffitis. Derrière, un petit bataillon de skaters s’essaie aux montagnes volantes. A côté, la vieille chapelle des Brigittines flanquée de son double post-moderne, se penche sur cette drôle de gare du centre de Bruxelles – 5 minutes à pied du Midi – dévorée de couleurs graffitées et de photos géantes. Recyclart, c’est d’abord un n£ud de béton au c£ur d’un quartier populaire. Mais la nuit, l’obscurité s’accompagne régulièrement de pélérinages jeunes: en s’approchant de la gare, on peut entendre le travail de grosses basses léchant les rails et découvrir dans les 2000 m2 d’espace intérieur un public collé-collé sur du dubstep ou d’autres formes de mange-techno. Un exemple de la volonté culturelle mais aussi urbanistique de Recyclart. La plupart des visiteurs n’habitent pas sur place, où vieux Belges et nouveaux allochtones se mélangent plus ou moins tacitement.  » On ne peut pas dire que le quartier se gentrifie réellement, les Marolles ne changent pas vraiment, il faut aller un peu plus haut pour qu’on parle de « sablonisation » (1). L’objectif de Recyclart, c’est de trouver la programmation qui va mixer le pointu et le grand public. »Dans les bureaux aux murs jaunes de Recyclart qui tremblent à chaque passage de train, sa directrice depuis début 2009, Laurence Jenard (voir aussi page 44), est consciente de l’enjeu de ce bout de folie ferroviaire inauguré il y a une décennie. L’idée prend forme dans les années 90 via une cellule du département urbanisme de la ville de Bruxelles, consciente que la multiplication des chancres au centre accentue dangereusement la ghettoisation urbaine. Bruxelles, déjà ravagée par un n’importe quoi urbanistique datant – au moins – des années 70, ressemble à une vieille dame borgne. D’où l’idée de s’approprier des lieux venteux comme cette gare de la Chapelle où des locaux poussiéreux servent d’abri antédiluvien aux archives de la SNCB. L’idée culturelle de Recyclart va donc s’incarner dans cet endroit qui semble avoir la gueule de bois même les jours d’abstinence. Au début, il n’y a guère que 4 personnes travaillant dans un container (…) pour ce qui s’annonce en lifting majeur. La gare n’est pas abandonnée – environ 4 trains par heure s’y arrêtent – mais disons qu’elle n’est guère engageante. Une marée de graffitis ronge les murs, y compris ceux de l’intérieur qui donnent à l’ensemble une allure de tombeau égyptien sans hiéroglyphes. Jenard:  » Je crois que ma formation d’urbaniste me portait à m’intéresser à un tel lieu. Et si on s’occupe, bien évidemment, de culture, Recyclart emploie aussi des travailleurs en transition professionnelle pour son bar-resto et ses ateliers de production, la menuiserie, la construction métallique et la gestion d’infrastructure. On s’occupe aussi de recycler des travailleurs déclassés, des chômeurs de longue durée. C’est vrai que la trentaine de personnes travaillant dans l’asbl ne vont pas forcément aux mêmes événements culturels, mais je tiens énormément à cette mixité. » Du coup, il arrive que Laurence ou le préposé aux expos se cogne – comme tout le monde – 2 journées de travail manuel sur des bancs installés à l’extérieur. Recyclart est aussi une perfusion culturelle à la belge: pas énormément d’argent – 1 600 000 euros par an tout compris – et un bilinguisme absolu.  » On est sans doute parmi les rares initiatives subsidiées des 2 côtés. » La preuve, par la nomination en mai 2009 de Dirk Seghers à la coordination artistique. Ce Flamand ayant fait ses classes fructueuses au Beursschouwburg (2) nous ouvre le programme des semaines à venir, pointant notamment le Musik Oblik : il est question de Klaus Beyer, le Cinquième Beatles, un truc nettement outsider, qui jouxte la projection d’un doc tout aussi divergent de Werner Herzog sur un compositeur napolitain mort il y a 4 siècles (le 17 mars). Le lien avec le quartier (populaire) se fait par des expos photos mais aussi, par exemple, via La clinique du Docteur Poempack, qui, comme son nom ne l’indique guère, est la fanfare des Marolles voisines. Elle répète tous les jeudis dans le studio de Recyclart, sous la direction d’un médecin urgentiste de Saint-Pierre qui propose une soirée  » en tablier blanc, baxter et seringues » où l’on peut amener ses bras cassés plâtrés et ses radios périmées (le 18 mars)… Une manière, sans doute, de guérir la ville de ses maux urbains.

(1) le Sablon est le quartier (chic) des antiquaires, à 500 m de Recyclart.

(2) le Beurs, en face de la Bourse, est l’un des principaux centres culturels flamands de Bruxelles, pratiquant une programmation à tête chercheuse.

www.recyclart.be

Texte Philippe Cornet

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