août 1969. 500 000 personnes convergent vers Woodstock pour un festival qui va mythifier durablement le fantasme du rassemblement rock. une sorte de matrice suprême. retour aux sources.

« Quand je suis arrivé, il était très tard, il faisait noir comme dans un trou et la marée humaine était invraisemblable, je n’ai évidemment pas retrouvé mon frère avec lequel on s’était naïvement donné rendez-vous à la « porte ». D’ailleurs, il n’y avait plus ni portes ni barrières mais des centaines de milliers de personnes engouffrées dans la cuvette d’une gigantesque prairie, il pleuvait, c’était apocalyptique… Je marchais dans la boue quand je me suis pris les pieds dans un sac de couchage et je me suis excusé. J’ai entendu la voix d’une nana qui m’a dit alors « Pourquoi tu ne viendrais pas au chaud avec moi dans le sac? » C’est ce que j’ai fait et on a passé la nuit ensemble. Je n’ai absolument aucun souvenir de la musique, je me souviens seulement du sac de couchage (rires) . Le lendemain, il y avait tellement de monde que je suis rentré chez moi, dans le Massachusetts. » Peter, 59 ans, écrivain, une bonne bouille mangée par la barbe, a encore quelque chose de juvénile malgré sa hanche qui clopine sur Columbus Avenue, Manhattan, où il raconte son histoire. Peter Fruchtman compte donc parmi le demi-million de pèlerins ayant fait le trip vers Bethel, Whitelake, à deux heures au nord-ouest de New York City, un jour de la mi-août 1969. Et comme tous ceux qui ont fait Woodstock, plutôt des kids de la classe moyenne blanche et urbaine, l’histoire est durablement greffée dans son patrimoine génétique, sa conduite sociale. Dans l’idée, surtout, que l’Amérique de 1969, conservatrice et en guerre (du Vietnam), a créé un monstre d’un type particulier, singulièrement impressionnant: la célébration sans entraves.

Il y aura bien sûr des tentatives de remakes, comme les séquelles mêmes de Woodstock en 1994 et 1999, ou ce concert géant sur le circuit de Watkins Glen à l’été 1973, conduit avec deux des groupes emblématiques de Woodstock, Grateful Dead et The Band. Watkins Glen rentre dans les annales du Guiness Book en attirant 600 000 personnes, chiffre dépassant celui de son illustre précurseur. La boue sera là aussi, mais la magie de l’énormité a déjà vécu. Wood-stock n’est donc pas le plus grand des festivals, il n’est pas non plus le premier prototype du genre: en 1968 ont déjà eu lieu le Miami Pop Festival et l’Ile de Wight (1), mais c’est le Monterey Pop Festival de juin 1967 qui inaugure la transcendance hippie dans le rassemblement massif. Malgré les performances incendiaires d’Hendrix, Otis Redding ou les Who, Monterey n’est qu’une grande tea-party psychédélique, pas la démente libation woodstockienne rendue chaotique par l’envergure de son succès. Malgré le slogan de l’organisateur Michael Lang (2) d' » une ville d’un demi-million d’habitants sans bagarres, ni incidents, ni violence de quelque ordre que ce soit, sans police, s’autogérant elle-même » (3), les trois jours et nuits du 15 au 17 août installés sur les terres du fermier Max Yasgur forment un invraisemblable rassemblement à la limite permanente du chaos intégral. Des corps parfois intégralement nus, englués de boue, de la musique affamée et des prises de drogues multiples. Le mot d’ordre est forcément collectif: dépassée par la masse, l’organisation ne tient le festival que sur le fil de la bonne volonté commune. Pas assez de nourriture, d’eau, de latrines et en voyant les gigantesques bouchons qui paralysent le site trente kilomètres à la ronde, les autorités menacent de déclarer l’état d’urgence. Malgré les quatre-vingt procès qui suivront les trois jours carnassiers – la plupart pour des dégâts commis aux champs ou aux propriétés, la majorité sera déboutée -, on voit les habitants du coin  » nourrir, donner à boire et même recueillir les jeunes hippies« . Dans un moment d’interaction sidérale, on voit aussi Max Yasgur, le propriétaire des lieux, monter sur la scène devant la marée humaine et déclarer à la mini nation de kids défoncés:  » Je pense que vous avez prouvé quelque chose à la face du monde, qu’un demi-million de jeunes peuvent se rassembler pour trois jours de plaisir et de musique, et n’avoir que cela, le plaisir et la musique. Que Dieu vous bénisse. » Cosmique, non? Comme l’est le fait que la frange politique la plus à gauche du moment – Abbie Hoffman et ses yippies (4) – est conviée à Woodstock pour s’occuper des spectateurs victimes d’un mauvais trip d’acide… Dans l’incessant ballet d’hélicoptères qui survolent le site, Hoffman se retrouve au côté de pilotes de la Garde Nationale, ceux-là mêmes qui sont destinés à servir au Vietnam. Woodstock est unique parce que jamais auparavant – ni après – la coexistence des contraires ne sera aussi cinglante… Et pacifique.

En cela, Woodstock reste synonyme d’un moment de liberté suprême, inégalé, propre à impressionner les consciences des acteurs et témoins directs mais aussi l’ADN des générations suivantes qui en digèrent encore le menu pantagruélique. Dans ce « trop » manifesté à Woodstock, on entend le contre-écho de la politique américaine en vigueur en 1969, l’index magistral pointé en direction de l’administration Nixon qui envoie des centaines de milliers d’autres kids dans le bourbier vietnamien. Quarante ans plus tard, Woodstock reste un truc indomptable, un poulpe de contradictions: jamais encore, on n’avait entendu une nation jeune dire ainsi fuck you au conservatisme politique, au consumérisme acharné de ces années-là, au diktat d’une société gavée de télévision, de commercials, d’ordre moral. L’histoire, bien sûr, se chargera largement d’ironiser tout cela,  » la plupart des hippies présents à Woodstock devenant les futurs yuppies des décades suivantes« . En quelque sorte, cette génération W passera à un autre double V fameux, celui de Wall Street. Ce n’est qu’une image réductrice, abusive, mais qui recèle son grain de vérité dérangeante: oui, Woodstock sera pour beaucoup une sorte de dernière coucherie avant le mariage, la mise à poil exhibitionniste avant l’acquisition du trois-pièces cravate, de la maison suburbaine et des deux voitures. Le festival, préparé depuis février 1969, n’est pas qu’une aventure artistique d’envergure où Lang embauche la plupart des talents de l’époque, mais aussi un business à multiples ressorts. Il faudra à cette mécanique en construction – qui invente une façon inédite de convier le gigantisme – beaucoup d’élasticité pour trouver le lieu finalement adéquat. Initialement envisagé à Woodstock – dont le nom restera – un tel rassemblement s’y révèle assez vite impraticable – pas d’espace assez vaste – et l’organisation courtise pendant des mois une autre bourgade de l’Etat de New York, Wallkill, y installe des bureaux, commence même l’énorme chantier de la scène, avant de s’en faire prestement éjecter, un mois avant la date officielle du festival… Sans Max Yasgur, Woodstock aurait pu n’être qu’un de ces projets génialement maudits.

Fils de pub

Malgré tous les avatars de l’organisation, Woodstock perdure et fleurit dans le sillage de ses disques et de son film. Ce dernier, comme d’ailleurs les enregistrements, ressort cet été. Il montre combien la musique du moment est puissante et, à certains égards, révolutionnaire. Même si le style hippie tombe en désuétude avec le punk huit ans plus tard, il a toujours survécu et revit sur le devant de la scène depuis plusieurs années déjà. On mesure que derrière l’écran de fumée des cheveux longs et vestes à franges, l’éclectisme musical était de mise. Avec le groove dément de Sly & The Family Stone, on comprend où Prince a piqué tous ses plans de nain funky, en voyant la maîtrise inégalée d’Hendrix dans une overdose de conscience psyché-soul – au matin du quatrième jour – il est clair que Lenny Kravitz n’est qu’une pâle copie du master original, et puis bon nombre de sous-genres qui noyautent aujourd’hui le rock sont déjà là, en pousses arborescentes. Quand on observe la dégaine de Melanie, ses soubresauts folk sur Beautiful People agités au diapason d’une longue tignasse de gente dame acoustique, c’est Alena Diane et les autres gratteuses contemporaines qui nous apparaissent. Woodstock fût mirifique parce que son mélange politico-sociétal, cocktail explosif de corps nus et de protest songs, de musique grandiose et de camp de survie, était, d’emblée, taillé dans le mythe éternel de l’Amérique. La preuve? Aujourd’hui, comme Starbucks, Nike ou Coca-Cola, Woodstock est bel et bien une marque déposée.

Si michael lang trouve la somme nécessaire – six à huit millions de dollars – pour organiser un Woodstock 2009 intégralement gratuit, celui-ci aura lieu le dernier weekend de septembre au prospect park de brooklyn.

(1) le Miami Pop Festival est, déjà, une idée de Michael Lang qui fera Woodstock. La première édition de Wight n’attire que 10 000 personnes, le festival anglais devient fameux en 1969, deux semaines après Woodstock, et triomphe l’année suivante. Il revit depuis 2002.

(2) porte-parole et visage du festival, il est accompagné dans son entreprise par Artie Kornfeld, John Roberts et Joel Rosenman. Au terme du festival, percluse d’1,4 million de dollars de dettes, leur société commune Woodstock Ventures passe aux mains des financiers Roberts et Rosenman. Aujourd’hui, Michael Lang est redevenu propriétaire du titre.

(3) les citations sont extraites du livre de Michael Lang, The Road To Woodstock, à paraître en anglais, fin juin, chez Harper Collins.

(4) Youth International Party, parti politique anti autoritaire, fondé en 1967 aux Etats-Unis, Hoffman (1936-1989) en était l’un des principaux protagonistes.

Texte Philippe Cornet, à New York

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