Pour son passage derrière la caméra, l’auteur de BD Joann Sfar croque le portrait d’un sacré monstre, Serge Gainsbourg, qui trouve, en Eric Elmosnino, un stupéfiant double à l’écran. Rencontres.

On a certes connu entreprise moins périlleuse: une vie de Gainsbourg à l’écran, voilà qui avait tout du projet ultra casse-pattes, a fortiori s’agissant d’un premier film. Il en fallait plus, toutefois, pour intimider Joann Sfar, prolifique et talentueux auteur de bandes dessinées (Le chat du rabbin, Pascin et un nombre incalculable d’autres titres). Approché en juin 2006 par le producteur Marc du Pontavice, qui souhaite le voir réaliser un film, Sfar n’hésite pas, et invite à la fête le souvenir de celui qui l’accompagne depuis son enfance, Gainsbourg. Non sans avancer: « Ce ne sont pas les vérités de Gainsbourg qui m’intéressent mais ses mensonges. »

Une approche décomplexée, qui sied parfaitement au sujet, et qui nous vaut aujourd’hui un étonnant Gainsbourg (vie héroïque) (lire notre critique en page 33), un film éclatant d’audace et de fantaisie dans un premier temps, avant d’être rattrapé par le Gainsbourg public, qui impose un découpage en mode biopic classique. « Au niveau structurel, c’est un récit qui est très déprimant, très triste, puisqu’il avance comme une lente descente vers le réel, opine Joann Sfar, que l’on rencontre au pas de charge dans un hôtel bruxellois où il est en service promo commandé. Je commence par une féérie enfantine, et on voit bien que le personnage ne veut pas quitter cette posture de l’enfant qui fait des caprices, sauf que le monde évolue autour de lui. On descend vers le réel, jusqu’à, en bout de film, rencontrer l’image télévisuelle de Gainsbourg, le moment où il rencontre le pays concret, et où j’offre aux gens comme en pâture cette tête du Gainsbarre qu’ils ont vu à la télévision. A partir de là, cela ne m’intéresse plus, et j’arrête le film. »

Entre-temps, Sfar nous a offert un Gainsbourg à visages multiples, suivant 2 arcs narratifs principaux: « D’un côté, une vengeance pour cette étoile jaune, qu’il transcende en faisant chanter La Marseillaise par des Noirs. Et de l’autre côté, une vengeance contre cette laideur supposée, qu’il combat par la séduction, le magnétisme, l’intelligence. » Vaste entreprise, donc, dans laquelle le réalisateur reçoit le concours inestimable d’Eric Elmosnino. A 45 ans, cet acteur quitte l’ombre relative d’un parcours estampillé cinéma d’auteur, de Podalydès à Assayas ou, tout récemment encore, Le Père de mes enfants de Mia Hansen-Love, pour un rôle à exposition maximale. Mue opérée sans sourciller, et qui le voit livrer une composition d’exception, au-delà d’un mimétisme troublant avec son personnage d’un film. Un modèle dont il va jusqu’à interpréter le répertoire à l’écran, en un authentique tour de force: « Une espèce d’inconscience m’a permis de faire les premiers pas, puis il y a eu la rencontre avec un prof de chant, et la découverte d’un plaisir très inattendu, très spécial. »

L’enfance de l’art

Gainsbourg, le comédien le connaissait mal – un atout, en la circonstance: « J’imagine que s’il avait représenté une espèce d’idole ou d’icône pour moi, cela aurait été compliqué, explique-t-il, évoquant son approche du personnage. Il s’agissait de construire le Gainsbourg de Joann, mais aussi de faire Gainsbourg, sans quoi les gens n’auraient pas compris pourquoi Sfar utilisait Gainsbourg pour exprimer ce qu’il avait envie d’exprimer lui. J’ai travaillé sur un truc triangulaire, avec moi qui essayais de trouver une place au milieu. A un moment, j’ai compris qu’au fond, tout cela était assez naïf, et que pour Joann, c’était quelque chose qui avait à voir avec l’enfance ou l’adolescence. Gainsbourg, quelles que soient les périodes de sa vie, avait toujours un regard d’enfant. C’est cela qui faisait aussi qui il était dans son rapport aux femmes. »

Les femmes, parlons-en, elles sont omniprésentes dans le film de Sfar – « jusqu’à la nausée », acquiesce le cinéaste. Ce qu’il y trouve incontestablement en charme, Gainsbourg (vie héroïque) le perd en équilibre, semblant sacrifier le point de vue et la fantasmagorie des débuts ( « J’avais envie que cela ait l’air du cinéma, avec une distance théâtrale comme on en trouvait dans Un Américain à Paris « ) aux succès à répétition du Gainsbourg séducteur. « La manière qu’il a de se prendre pour un don Juan et d’accumuler les conquêtes féminines, c’est la même chose que moi qui me trouve finalement à genoux, béat d’admiration, face aux comédiennes que je rencontre, sans arriver à choisir, et qui les veux toutes à l’écran, dans des séquences qui sont presque des spots de mode. Il y a là, chez Gainsbourg comme chez moi, une grande maladresse et une grande naïveté. En même temps, j’ai l’impression que c’est précieux, parce que je ne pourrais pas refaire cela. Il y avait un vrai enjeu dans cette découverte du cinéma de savoir comment je peux tourner autour d’une jolie femme… »

Jusqu’à envisager, comme titre alternatif, Gainsbourg (vie érotique)? « Oui et non, parce que c’est un film où on ne baise pas beaucoup. C’est un film amoureux. On pourrait dire cela de mon carnet, Gainsbourg (hors-champ) , qui est même pornographique. Mais sur l’image filmée, je suis beaucoup plus fétichiste, frustré, frustrant, il y a quelque chose d’un dévoilement qui ne vient jamais. Finalement, c’est un film de puceau. C’est sans doute assez rigolo de voir la candeur que je peux avoir par rapport au cinéma, alors qu’en BD, je suis déjà un vieux renard. Il y a une mise en danger qui m’intéresse, j’aime bien commencer à zéro sur quelque chose. »

Texte Jean-François Pluijgers

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