DANS UNE AMÉRIQUE TRIOMPHANTE ET DOPÉE AU RÊVE, ON DEMANDE LES PERDANTS. LES BONS À RIEN CONTRE-PRODUCTIFS QUI ONT FAIT DE LA DÉSILLUSION UN ART DE VIVRE. ET SURTOUT D’ÉCRIRE. PARMI EUX, FREDERICK EXLEY, ROMANCIER DÉBAUCHÉ ET SOMMET D’ÉCRITURE TRAGI-COMIQUE. VOYAGE AU BOUT DE L’ENVERS DU RÊVE AMÉRICAIN.

C’est un refrain connu de l’american way of life: « Work hard and prosper. » A la déclaration de son indépendance en 1776, la Nation étoilée libère les énergies en posant les contours du rêve américain. Suivant les principes de méritocratie et de prédestination protestante (Dieu aurait choisi ceux qui seront grâciés et auront droit à la vie éternelle), tout est possible pour ceux qui se hisseront à la sueur de leur front: le self-made-man est né, et il galvanise l’estime de soi du peuple ricain.

Fin du XIXe siècle, un fait divers vient violemment défenestrer de l’imaginaire populaire la face sombre de l’Amérique. Lee Shelton, cocher et proxénète noir, s’embrouille dans un bar le soir de Noël 1895 avec un dénommé William Lyons. Shelton sort son flingue et abat son ami d’une balle dans l’abdomen. Avant de quitter le saloon, il donne un coup de pied sur le chapeau de Lyons et l’envoie valser sur le sol. La légende de « Stagger Lee » est née: à lui seul, le bougre inspire un nombre invraisemblable d’histoires et de chansons où il incarne, blues ou rock’n’roll, la barbarie qui peut s’emparer des hommes. Icône du mal, symbole de la fragilité de notre condition, on présente souvent Lee comme l’ancêtre du hobo, autre perdant légendaire de la mythologie US, traveller fusionnant l’indigence et la révolte en s’accrochant clandestinement aux trains de marchandises. Ces bienheureux vagabonds de l’Amérique inspireront la Beat Generation, ce génial poivrot de William S. Burroughs en tête, puis toute la clique des « Beautiful Losers » -formule tout droit sortie du livre éponyme de Leonard Cohen, roman expérimental écrit sous amphétamines sixties, future bannière sous laquelle se rassembleront d’autres canards boiteux: héritiers des enfants maudits Edgard Allan Poe, Nathaniel Hawthorne ou Scott Fitzgerald, la nouvelle génération de perdants magnifiques ne se contentera plus d’ourdir dans l’ombre de puissantes histoires de chutes et de désillusions, elle les incarnera à son corps défendant. Artisans de leur propre descente aux enfers, les Bukowski, John Fante, Hubert Selby Jr, John Kennedy Toole composent alors une engeance qui a beaucoup à voir avec le mythe romantique du poète maudit en France, incompris et marginal génie.

Mémoires fictifs

Parmi eux, Frederick Exley (1929-1992).Un de ces écrivains de l’ombre que les défricheuses éditions Monsieur Toussaint Louverture -sainte maison française dédiée au triste sort des livres oubliés- se sont mêlées d’exporter de ses terres américaines.

Avec plusieurs décennies de retard, on découvrait donc en 2010 Le dernier stade de la soif, roman culte depuis sa sortie aux USA en 1968, indépassable testament tragi-comique d’un homme dont nous parvient aujourd’hui A l’épreuve de la faim (au moment où, hasard des calendriers ou accords éditoriaux bien sentis, le premier est réédité en format poche chez 10/18), deuxième volume de ce qui sera à terme une trilogie, et qui nous donne la bienheureuse opportunité de greffer 400 pages supplémentaires au cas Exley.

Récapitulons. Frederick Exley est né en 1929 à Watertown, dans l’Etat de NY. Il grandit dans une Amérique minée par la Grande Dépression. Athlète universitaire de haut vol, il arrête sa carrière naissante suite à un accident, puis part étudier les lettres à l’université de Californie du sud. Dont il abandonne les auditoires avant d’obtenir un quelconque diplôme. Se fait engager aux relations publiques d’une compagnie de chemins de fer avant d’enchaîner avec peine les petits boulots entre deux bouteilles d’alcool (un hôtel dont il se fait jeter après avoir couché avec la femme du patron, un poste de greffier qu’il sabote en falsifiant des documents). Exley rêve d’une débauche de sexe: il se contente de prendre ce qui passe et rate lamentablement ses deux mariages. Il mourra à 63 ans en 1992 d’une double attaque cardiaque. Des vies pas folichonnes comme celle-là, il en existe beaucoup. Et on aurait très bien pu ne jamais en respirer les émanations comico-dépressives si, lors de son deuxième (mais pas dernier) séjour en hôpital psychiatrique pour crise de démence, l’homme n’avait pas commencé à noircir de lignes furieuses un cahier qui deviendra Le dernier stade de la soif.

Soit l’histoire de sa vie revue et corrigée, mémoires fictifs ou autobiographie romancée d’un antihéros nommé Frederick Exley, et présentant avec le romancier un nombre assez confondant de points communs, même si l’intéressé s’en défend d’entrée de jeu dans un avertissement au lecteur qui ne trompera personne -« même si les événements décrits dans le livre ressemblent à ma vie, l’essentiel des personnages et des situations est le seul fruit de mon imagination« , ce genre. Au moment où le livre commence, Exley, vague professeur remplaçant dans un lycée de seconde zone, boit tous les week-ends jusqu’à s’écrouler avant de renaître à la vie le dimanche après-midi devant le match hebdomadaire des Giants de NY. Son existence est une longue suite d’épreuves imposées à ses proches et il lui arrive de passer six mois dans le canapé, la joue flasque, au bord de l’apoplexie, à engouffrer des Oreo devant la télévision. Outre sa dévotion quasi mystique au foot et à l’alcool, Exley est un lecteur boulimique -« (… ) la lecture des grands romans et des poèmes épiques me rassuraient sur le fait que d’autres hommes avaient également connu rejet, douleur et perte« , et ses bavardages sont l’occasion d’un panorama dégagé sur la meilleure littérature américaine de son époque: Lolita de Nabokov, L’attrape-coeurs de Salinger, Les aventures d’Augie March de Saul Bellow, Gatsby le magnifique de Fitzgerald (« la meilleure fin jamais écrite dans la fiction américaine« ). Et surtout sa très littérale obsession pour le journaliste et écrivain Edmund Wilson (célèbre correspondant de Nabokov), tout juste décédé à l’heure où commence A l’épreuve de la faim, et dont Exley révère la carrière.

L’horreur de l’Amérique

Sans surprises, les livres d’Exley sont violemment anti-américains, qui accusent et poursuivent de leurs reproches cinglants une nation sans imagination, obsédée par sa propre beauté et un conformisme qui ne laisse aucune place aux débauchés de sa trempe. Tel un enfant qui se débat contre une mère ne lui accordant pas assez d’amour, chaque ligne des romans d’Exley crie une haine viscérale de l’Amérique: invité à donner, dans L’Epreuve de la faim, un improbable atelier d’écriture à des étudiants de l’Iowa, l’écrivain affiche nettement son ambition: « Offrir à l’Amérique une oeuvre dans laquelle elle serait obligée bien malgré elle de se voir dans toute son horreur. » C’est là son drame: Exley tente désepérement de trouver une place dans un monde eugéniste qui ne veut pas de lui. A cet égard, les pages consacrées à ses internements psychiatriques sont affolantes, qui font littéralement venir les larmes aux yeux, Exley y renvoyant une affliction, une solitude proprement abyssale à la conscience du monde -« C’était comme si j’avais atteint le coeur d’un chagrin universel qui me frappait à mon tour. »

Présentant tous les symptômes de la sinistrose et de l’amertume, les livres d’Exley balancent pourtant une drôlerie sans nom. A l’humiliation générale qu’est sa vie, il répond avec une qualité d’autodérision et d’autoapitoiement désopilants. Loseur itinérant brassé par le mouvement perpétuel d’une Amérique qui ne lui laisse, pour toute chaleur humaine, que les hochements de tête d’autres soulards dépressifs adossés au comptoir, Exley l’anti-golden boy se fait aussi le meilleur conteur des déboires d’autrui. Ses romans sont le biotope humide et chaud de toute une jungle de personnages secondaires hilarants, fange extraordinaire et bizarre de cette autre Amérique qui a des choses à dire -loin des « hauteurs moquettées de Manhattan« , c’est dans des bouges éclairés à la lumière poisseuse de l’après-midi que les vérités éclatent. A lire Exley, à le voir se débattre tour à tour avec la soif puis la faim, on se dit qu’on a rarement vu autant d’ambition dans le désespoir. Après avoir entretenu toute sa vie des fantasmes de grandeur -et absorbé des quantités d’alcool hallucinantes pour tenter de les supporter-, Exley l’inadapté aura finalement excellé à échouer son ambition littéraire sur les rives froides de son existence désolée. Compilation de ratages intimes exemplaires, son oeuvre bouleversante n’a à vrai dire cessé de défricher l’autre itinéraire de l’american dream. Qui a dit que le gagnant n’est pas celui qui remporte la partie, mais celui qui sait quoi faire de sa défaite?

LE DERNIER STADE DE LA SOIF, ÉDITIONS 10/18, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR JERÔME SCHMIDT ET PHILIPPE ARONSON, 456 PAGES.

A L’ÉPREUVE DE LA FAIM, ÉDITIONS MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR EMMANUELLE ET PHILIPPE ARONSON, 320 PAGES. (****)

TEXTE YSALINE PARISIS

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